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baldi, démissionna bientôt, n’ayant guère de langage commun avec l’Assemblée de Bordeaux, pas plus d’ailleurs qu’avec la Commune et les partis qui se formèrent et s’affrontèrent dans la République. Elu sénateur de la Seine, il parla peu au Luxembourg. Il y représenta deux idées : l’amnistie, qu’il réclama inlassablement pour les condamnés de la Commune, et l’anticléricalisme, qui lui donna une figure d’ancêtre dans les guerres religieuses de la République.

Il écrivit encore après 1871 l’Année Terrible, l’Art d’être Grand-Père, Quatre-vingt-treize, Religion et Religions, plusieurs belles pièces de la Légende comme le Groupe des idylles, le Cimetière d’Eylau. Mais ce sont là des exceptions : presque tout ce qu’il publia était tiré des manuscrits de l’inépuisable exil, surtout des années cinquante. Lui même régla par testament la publication des œuvres posthumes, laquelle devait s’échelonner jusqu’en 1902, époque de ses cent ans, mais n’est pas encore terminée.

Les deuils s’étaient acharnés sur lui. En 1871 et 1873 moururent ses deux fils, compagnons de son exil. Sa dernière fille, qui lui survécut, Adèle, était folle depuis l’exil, enfermée, comme son oncle Eugène. Juliette Drouet l’accompagna presque jusqu’au tombeau. Mais les deux enfants de son fils, Georges et Jeanne, fleurissaient sa vieillesse. Tout le monde littéraire et républicain passait par son petit hôtel de l’avenue d’Eylau, où il tenait à peu près, comme il le fit toute sa vie, table ouverte, avec une bonne grâce de gentilhomme. Paris l’enveloppait d’une gloire immense, monumentale.

Il mourut à quatre-vingt-trois ans, comme Voltaire et Gœthe. Ses obsèques civiles appartiennent aux pompes et au culte républicain, où elles créèrent le même éclat que la fête de l’Être Suprême sous la Convention. Il est de ces hommes étranges, qui, selon sa propre expression, enivrent l’histoire. Le demi-siècle qui s’est écoulé depuis sa mort a été aussi riche que le temps de sa vie en débats passionnés sur sa personne, sa place et sa gloire. « Enfin, disait en 1885, le poète qui allait lui succéder à l’Académie, il a désencombré l’horizon ! » Leconte de Lisle ne s’est jamais plus solidement trompé que ce jour-là.