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Rien de plus transparent que ce poème biblique, dont le début est d’une étonnante couleur orientale — sur la trahison de Marie Dorval. Ce séraphin de l’ombre, ce prince du silence et de la tour d’ivoire, la femme publique l’a jeté avec ses plus chers secrets sur la place publique, l’a divulgué presque nu à ceux et à celles qui l’ont remplacé près d’elle. Vigny ne répond pas, cette fois, par le silence, mais par le pilori. On songe à l’Archiloque des Iambes et au Hugo des Châtiments. La stylisation et l’habitude du mythe risquent de nous faire imputer à la femme ce qui s’applique ici à une femme. Il faut prendre la Colère de Samson aussi et surtout pour la physiologie d’un certain amour et des Amants du Théâtre, comme il y eut en même temps, avec les mêmes orages, les Amants de Venise, et le Honte à toi, femme à l’œil sombre de Musset à George Sand.
Le Père La Pensée.
Depuis la publication des Destinées, qui rappelèrent l’attention sur lui après sa mort, la gloire de Vigny n’a pas connu les hauts et les bas de celle de Lamartine et de Victor Hugo. Elle est restée égale et pure. De ses grands poèmes les grammairiens ont pu discuter la langue, mais de leur poésie rien n’a vieilli. Ce poète stoïcien, ce constructeur de mythes autour des idées, en même temps qu’il a été le romantique le mieux délégué à la poésie pure, à tenu la place, rendu les services, conservé le bienfait d’un moraliste. Sa sensibilité orgueilleuse, douloureuse n’a nui en rien à une raison active qui fait de lui le Père La Pensée de la poésie romantique. Elle a donné au contraire à cette pensée plus de vibration humaine, à cette paternité plus d’efficace.