Page:Thibaudet – Histoire de la littérature française.pdf/147

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
seul mouvement en récits. La ballade n’est pas fabriquée à l’atelier comme dans Hugo, elle se crée dans une nature et d’une nature, sous les yeux du lecteur ; les vers pleins de prestige entrent d’un vol dans la mémoire, à la manière des plus beaux de La Fontaine, de Racine ou de Chénier. C’est peut-être parce que Vigny a transposé dans le lyrisme français, avec la substance et l’ivoire de ses vers, le cor enchanté du romantisme allemand, que, mille ans après la bataille de Roncevaux, Victor Hugo l’a fait sonner dans la bataille d’Hernani.
Le poète du mythe.
Mais ce qui importe bien plus encore dans la poésie de Vigny, c’est qu’on doit faire dater d’elle, dans l’histoire, la découverte des mythes. Le mythe, introduit dans l’art par Platon, comme l’épopée par Homère, c’est une idée portée par un récit, une idée qui est une âme, un récit qui est un corps, et l’un de l’autre inséparables. La poésie de nos classiques l’a ignoré : elle l’a laissé confondu avec la fable, que d’ailleurs les Grecs en distinguaient mal, n’ayant qu’un mot pour les désigner tous deux : et le Socrate de Platon qui mettait les fables d’Ésope en vers dans sa prison, n’entend bien, dans les mythes du Phédon, raconter que des fables. Mais ces fables étaient philosophiques, et ce mot de philosophique fait pour nous la définition du mythe. Le sens esthétique du mythe a été découvert, en somme, pour la première fois depuis les Grecs, par Gœthe. On remarquera que dans l’article qu’elle consacre à Faust dans l’Allemagne, Mme de Staël juge le poème d’après les règles et le goût du XVIIIe siècle, et ne paraît rien entendre à son caractère de mythe. De la Psyché de La Fontaine à l’utilisation allégorique du mythe de Psyché par Lamartine dans la Mort de Socrate, et bien que cette dernière soit très faible, on sent le passage d’une poésie sans mythe à une poésie fécondée par le mythe. Mais ces remarques ne nous font que mieux saisir la forte originalité, la puissance créatrice, le rayonnement indestructible de Moïse et d’Eloa, le droit qu’avait Vigny d’écrire en 1829 : « Le seul mérite qu’on n’ait jamais disputé à ces compositions, c’est d’avoir devancé en France toutes celles de ce genre, dans lesquelles presque toujours une pensée philosophique est mise en scène, sous