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sive » et bachelière ; alors l’auteur d’Eloa, et surtout du livre posthume des Destinées apparaît comme le poète de la qualité, de la densité, de l’esprit, de l’analyse, de l’idéalisme, le poète qui pense, qui a des idées, qui est soutenu par un Journal Intime de la valeur de ceux de Maine de Biran et d’Amiel ; qui a découvert sous une forme classique, avec une âme romantique, le principe de ce qu’on appelle alors le symbolisme ; — le poète pur de toute gangue oratoire, en qui s’allient la vie poétique et la vie intérieure, sous un double rayon, celui de la lampe de Psyché, et celui qui, phare solitaire de la Bouteille à la Mer et de l’Esprit pur, balaie l’espace et le temps. Plus tard, la forte lumière qui est revenue sur ses émules de 1830 a diminué cette situation de veilleur et de penseur, les Fleurs du Mal ont tendu à remplacer, comme volume de vers uniques, les poésies de Vigny, l’admiration s’est parfois tempérée en considération : mais il reste très grand, son action sur les âmes n’est nullement épuisée. Deux sommets de la poésie portent son nom : un Brocken aimable, celui de la ballade, — et le pic le plus haut, celui du mythe.
Le poète de la ballade.
Avant 1830, la ballade romantique fut quelque temps a la mode. On imite les Allemands comme Chénier les Grecs. Le genre troubadour trouve dans la ballade sa pointe et ses ailes. Avec Émile Deschamps, cela ne va pas bien loin. Dans les Ballades, Victor Hugo s’amuse en grand virtuose, mais la Fiancée du Timbalier, est devenue une guitare et la Chasse du Burgrave a toujours été une amusette. Ce romantisme en belle humeur finit dans la Ballade à la Lune. Vigny seul a eu le bonheur de toucher ici une corde sérieuse. De ce moyen âge en ballades romantiques il reste la Neige et surtout le Cor. Évidemment la forme de ces stances n’a rien de celle des ballades, D’autre part, il semble que les rimes plates conviennent mal au groupe de quatre alexandrins, Vigny presque seul ayant usé de ce rythme. Et pourtant c’est par ces rimes plates, ce faux distique, cette naïveté apparente, qu’est introduit le moyen de faire coïncider le ton du récit ordinaire avec la stance imposée par le génie lyrique de la ballade. La Neige et le Cor sont des impressions, celles même qu’évoquent leur titre, leurs premières strophes, et ces impressions s’épanouissent d’un