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IV
ALFRED DE VIGNY
Situation d’Alfred de Vigny.
Il y eut deux époques où Vigny passa, auprès d’une élite, pour le plus grand des poètes romantiques. Ce fut d’abord vers 1826 : il produisait alors, avant trente ans, des chefs-d’œuvre glorieux, auxquels, de son vivant, ne s’ajouta de lui aucun autre livre de vers. Ce beau, fier et discret officier avait repris la révolution poétique où l’avait laissée André Chénier, rompant à la fois avec l’ode et le discours en vers du XVIIIe siècle, où sont encore prises les premières œuvres de Lamartine et de Victor Hugo — ajoutant, et le premier, à l’inspiration antique l’inspiration biblique, — recréant, après l’Aveugle et le Malade, « le poème », y enfermant ce qui manque à Chénier, le symbole et l’idée, atteignant presque du premier coup, comme Keats, à une poésie intellectuelle par son dessein, sensuelle par la substance de son vers, — évoquant de sa personne, pour les imaginations poétiques des jeunes hommes et des jeunes femmes, la figure des cygnes et des anges qu’il chantait, premier et plus bel amour de la Muse blonde, la jeune Delphine Gay, prince charmant du romantisme entre Lamartine et Musset. — Ce fut ensuite à la fin du XIXe siècle, trente ans après sa mort, quand Lamartine n’émergeait encore que péniblement de l’oubli, que Hugo restait pris dans les vulgarités de l’apothéose officielle, que les délicats trouvaient, selon le mot de Jules Lemaître, que le premier faisait trop gnan-gnan et le second boum-boum, que Sully-Prudhomme, quelque peu héritier de Vigny, devenait le poète de la « jeunesse pen-