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nitif. Il projette d’en exécuter ensuite d’autres épisodes, et d’abord celui des Pêcheurs, en tout soixante mille vers, pense-t-il, si Dieu lui laisse vie, « et nous aurons aussi, écrit-il à Virieu, nos poèmes indiens, infinis comme la nature dont tout poème doit être la vaste et profonde et vivante réflexion. » Mais les occupations de la vie politique étaient là : le dessein des Pêcheurs ne sera exécuté qu’en prose, dix ans après, et ce sera Graziella. Jocelyn et la Chute d’un Ange suffisent d’ailleurs à faire de Lamartine la tête en somme la plus épique de notre poésie.
Jocelyn.
Avec Jocelyn, Lamartine retrouve le triomphe des Méditations, un succès de cœur et de larmes qui rappelle (et qui cherchait peut-être) celui de Paul et Virginie. Depuis, Jocelyn s’est démodé, comme tout récit en vers, à cause aussi de la rapidité et de la négligence de la rédaction, surtout dans la seconde partie, celle qui est écrite après 1834. L’idéalisme en a paru fade. Et pourtant il lui suffit pour être sauvé, qu’il maintienne constamment le mot d’ordre de l’épigraphe qu’y a mise Lamartine : ψυχή. Il a l’âme. Il est l’âme. En convoquant tous les sens individuels et sociaux de ce mot, il reste le poème de l’âme.

Lamartine a eu beau le transporter et l’idéaliser dans les Alpes qui flottaient par dessus la Bresse à ses yeux de Maconnais, Jocelyn qui a pour origine un épisode révolutionnaire de l’histoire de Milly, pour héros Dumont, curé de M. de Lamartine (et qui, non plus que lui, ne l’oublions pas, n’avait la foi) Jocelyn reste le poème de cette épaisseur même de tradition locale, chrétienne, sur laquelle est porté le génie de Lamartine (et dans laquelle il descend de vastes racines.) Le poème de l’âme devient poétiquement humain parce qu’il est ici le poème de l’homme de l’âme, sous sa forme la plus élémentaire, ordinaire et simple, le préposé à l’âme dans chaque village, le curé de campagne, tel qu’il existe idéalement, — et l’âme en acte consiste dans la croyance en une existence idéale. Mais l’âme n’est pas donnée, portée par une facilité. L’âme se crée par le sacrifice, par l’effort qui remonte une pente, cette pente même selon laquelle elle est tombée. L’épopée lamartinienne a pour thème la lutte contre cette même facilité dont Lamartine a passé pour le héros et la