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Chateaubriand-Staël, sinon celle de la Révolution ? La génération de 1820, littéraire, politique, civile, sociale, économique, elle, n’a pas à digérer l’Empire : l’Empire tombé n’est qu’une aventure et un hasard éclatant qui ne recommencera pas, que nul, sauf les demi-soldes, et les agités ne songe à recommencer ; elle a à digérer la Révolution, la Révolution dans les classes et les cadres, la Révolution dans les biens, la Révolution dans les personnes, la Révolution dans les esprits. Le roman de Balzac n’est-il pas le procès-verbal, la description physiologique de cette digestion ? Et la carrière de Lamartine ? Et la vie de Victor Hugo ?

C’était la génération de 1789 qui avait légué au XIXe siècle littéraire ce problème, cette tragédie de la Révolution. De même que la génération de 1636, celle de Corneille, avait imposé pour un siècle et demi au centre de la civilisation française le point de vue du roi, la pensée centrée sinon par le roi du moins sur le roi, pareillement la génération de 1789 place sur les grands chemins des lettres, Sphinx sur la route de Thèbes, le fait de la Révolution. Bonaparte, Chateaubriand, Mme de Staël, avaient vécu la Révolution, vécu dans la Révolution, étant portés et commandés par elle comme par une nature. Un seul était artiste, tenait les clefs des écluses, Chateaubriand. Il y personnifiait, et seul, la littérature, la grande nature littéraire. Avec lui c’était la littérature qui était partie pour l’Amérique en 1791, sur le thème d’un « Lafayette et moi », qui en 1800 était revenue d’émigration avec la « Révolution et moi » de l’Essai et du Génie, et qui, depuis le jour de 1811 où il commencera ses mémoires, réglera sa vie passée sur un « Bonaparte et moi ». Déjà donc le principe de Révolution est incorporé aux lettres comme le principe d’autorité le fut après 1635. Mais enfin, avec Chateaubriand et Mme de Staël, cette génération, tout en ayant vécu la Révolution du dedans, l’avait pensée et mesurée du dehors. Elle était tombée dans la Révolution. Elle n’y était pas née. La génération suivante d’écrivains sera la première génération née dans ou après la révolution. La révolution littéraire ayant suivi d’une génération la révolution politique, prendra cette révolution politique comme une sorte d’Ancien Testament qui symbolisera la Révolution de l’esprit, la révolution des lettres, la révolution du goût.