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hommes éclairés ont rendus en politique peuvent être reconnus, mais sont incontestablement moindres que ceux qu’ils auraient rendus à la société en restant maîtres du poste des idées… Leur retraite pour tout dire, a fait trouée au centre ».

Les poètes, heureusement, étaient restés. De 1830 à 1840, la production de la poésie lyrique et épique dépasse, par la qualité et l’importance, en ces dix seules années, celle de la littérature française dans les deux siècles et demi qui les ont précédées. Déjà cependant Lamartine à la Chambre, Victor Hugo dans sa poésie sociale, se désignaient un horizon supérieur au livre et à la lyre. Mais à partir de 1840, la trouée au centre apparaît dans la poésie, à son tour, aux yeux de tous, comme dix ans avant dans la critique aux yeux de Sainte-Beuve : Lamartine a publié son dernier livre de vers, Hugo aussi, son dernier avant l’exil. En 1843 il va quitter le théâtre, et s’il écrit le roman des Misères, il le gardera en portefeuille. C’est que Lamartine fait de la « grande opposition », que Hugo est pair de France comme Cousin et Villemain, et comme le Chateaubriand de la Restauration. La trouée au centre, due à la course vers la tribune et le pouvoir, est d’ailleurs accompagnée d’un fléchissement aux ailes. Vigny cesse de publier, Musset bientôt n’écrit presque plus de vers.

La littérature d’idées en 1830, la poésie après 1840 perdent donc ceux qu’on était habitué à tenir pour les chefs de file. Mais il n’en va pas de même du roman. Jamais les romanciers n’ont été plus féconds, et d’abord les chefs de file, Balzac, George Sand et Dumas. Avec Eugène Sue, éclate la révolution du feuilleton. Ce que Sainte-Beuve appelle le poste des idées tombe partiellement entre les mains de ces romanciers, car c’est la grande époque du roman philosophique, idéologique et social ; entre les mains des entrepreneurs de presse, Girardin et Véron ; entre les mains des théoriciens, sociaux. La trouée au centre, l’émigration des élites vers la politique, appellent à la place de ces élites une cavalerie légère d’idées, ou une cavalerie d’idées légères, qui ne laisse pas de produire de 1840 à 1848 une littérature intéressante, mais qui, comparée à celle de la décade précédente, manque de ce qui s’appelle la classe. Jamais, peut-être la critique sérieuse n’a plus parlé de décadence. Elle a même — et c’est un de ses