Page:Thibaudet – Histoire de la littérature française.pdf/107

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
guste Comte et Renan. L’idée du nouveau pouvoir, et naturellement la critique des anciens et des actuels pouvoirs, — de l’un qui est à remplacer avec reconnaissance pour les services rendus, celui de la religion accordé jusqu’ici sur un système périmé du monde, — de l’autre, qui est à détester et à supprimer sous toutes ses formes, celui que s’arrogent les légistes, bénéficiaires de la Révolution comme ils l’étaient de la monarchie, et contre lesquels le comte de Saint-Simon retrouve toutes les colères de son grand cousin le duc et pair. La maison de Saint-Simon peut passer pour un quartier général de l’anti-légisme. Industriels désintéressés du profit, ou savants, ou artistes, ou philosophes, Saint-Simon n’a jamais été fixé exactement au sujet des cadres du nouveau pouvoir spirituel. Il a eu l’idée du spirituel social plus que la vision précise des spirituels sociaux.

L’organe de Saint-Simon s’appelait le Producteur : il témoignait ainsi que la production matérielle ne pouvait se passer d’un gouvernement spirituel de la production. Pour mettre en contact ces deux mondes hostiles de la matière et de l’esprit, Saint-Simon a écrit une vingtaine d’ouvrages désordonnés, fumeux, tantôt en pleine folie, tantôt en plein génie, jamais malheureusement génie d’écrivain, sinon dans quelques pages comme la célèbre parabole, mais intéressants par le courant qui porte vers l’avenir le Nouveau Christianisme et surtout le mémoire de 1814 sur la Réorganisation de la Société Européenne. Les derniers discours de Saint-Simon sur son lit de mort, transmis par ses disciples y ajoutent une page sublime.

Les Saint-Simoniens.
C’est par ces disciples plus que par son œuvre qu’il a vécu. L’Exposition de la Doctrine (1829-1831) est un travail collectif de Rozand, Enfantin, Olinde Rodrigues, Carnot. Elle a une valeur historique capitale, mais cette doctrine résolument collectiviste n’est plus celle de Saint-Simon lui-même. Et malheureusement, les Saint-Simoniens n’ont jamais pris contact avec les Lettres. Ils n’ont écrit que du fatras, dont on exceptera peut-être les Lettres sur l’Amérique de Michel Chevalier. Sainte-Beuve fut un sympathisant pendant quelques mois : il prétend s’être approché du lard, ne pas être entré dans la ratière.