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et je me dirigeai vers la rue des Marais-Saint-Germain, qu’habitait mon excellent relieur, l’honnête Messier, chez qui j’avais, dans ce moment, un exemplaire des Œuvres de Jean-Jacques Rousseau où se trouvait le fac-simile d’une de ses lettres : j’étais pressé de comparer.

J’avais à peine fait vingt pas sur le pont, tout en feuilletant le précieux volume, que déjà je lisais à la marge d’une page ces deux lignes traduites d’un demi-paragraphe du livre Ier, chapitre x : « Puisqu’il nous est si rare de nous taire avant d’avoir blessé notre conscience. » Le doute n’était plus possible ; l’écriture de Rousseau était là dans toute sa caractéristique netteté. J’allais, je feuilletais toujours, remarquant que la plus grande partie du volume était soulignée, mais ne trouvant plus rien d’écrit à la main. Enfin, au bas d’une page, livre II, chap. ix, je vois enfin les quatre derniers mots de cette phrase : « Nec caro adhùc mortua est »[1] effacés au crayon, et, au-dessous, la phrase écrite par Rousseau de la manière suivante : « Nec homines mali mortui sunt. »[2] Là se révélait le misanthrope tout entier : c’était, assurément, une grande preuve morale de plus, c’était un nouveau sujet d’enchantement.

J’arrive chez Messier où je reçois par le fac-simile une confirmation devenue inutile ; de là je retourne

  1. La chair n’est pas encore morte.
  2. Les hommes pervers ne sont pas morts.