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dans un tonneau, puis dans le Tibre, et qui croirait que le tonneau d’abord, et le fleuve ensuite, en vont prendre la couleur et le goût ? Ils étaient pareils à cet insensé, eux qui jetaient, pour l’occuper, dans l’éternité vide, composée de myriades et de myriades d’années, leur misérable vie d’un jour, avec les soucis qui avaient suffi pour la remplir. Aussi, quelle grandissante déception dans le cœur de ces élus ! Il leur fallait nourrir de longs siècles de rêve avec le souvenir de quelques courtes années d’action ; leur pensée leur apparaissait plus mesquine, à mesure que le temps qu’ils avaient pour s’y livrer devenait plus long ; le contenu semblait de plus en plus disproportionné, eu égard au contenant ; l’existence élyséenne n’était qu’une rallonge toujours plus inutile et plus insipide à l’existence terrestre ; et ceux-mêmes qui avaient trouvé le plus intéressant de vivre finissaient par trouver fastidieux d’avoir vécu. Achille après dix siècles de conversations avec Patrocle sur leurs dix années de combat devant Troie, n’était pas moins exaspéré par l’ennui que Tantale par la soif ; Didon, depuis mille ans qu’elle ne faisait autre chose que de songer à la trahison d’Énée, était aussi lasse de rouler ses souvenirs en son cœur qu’Ixion de tourner sa roue