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homme n’aurait jamais de situation fixe, son coin à lui, et sa nourriture assurée… Il rêvait tout haut à sa place d’instituteur comme à la terre promise ; il partageait le préjugé de la majorité des gens quant à la vie errante, et la regardait comme quelque chose d’anormal et d’insolite comme une maladie. Il espérait le bonheur dans un train-train de vie coutumière. On sentait, dans le son de sa voix, la conscience et le regret de son anomalie ; il semblait vouloir s’en excuser et se justifier…

À moins de deux pieds de moi était couché un vagabond ; derrière les murailles des chambres d’à côté et dans la cour, autour des télègues, parmi les pèlerins, plusieurs centaines de vagabonds attendaient le jour ; et si, poussant plus loin encore, j’avais pu embrasser d’un coup d’œil toute la terre russe, quelle multitude de pareils vagabonds, de roule-les-champs, semblables à l’aigrette plumeuse des herbes de la steppe, n’aurais-je pas vue, par voies et par chemins, chercher où être mieux, ou, rêver, dans l’attente de l’aube, à la belle étoile sur l’herbe, ou dans les auberges et dans les hôtels ?… M’assoupissant, je songeais combien tous ces gens-là se seraient étonnés et sans doute réjouis, s’ils eussent pu trouver des raisons et des mots suffisants pour se démontrer que leur vie n’a pas besoin de plus de justification que toute autre.