Page:Tamizey de Larroque - Une demi douzaine de lettres inédites adressées par des hommes célèbres au maréchal de Gramont.djvu/10

Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 7 —

I

À Monsieur le comte de Guiche.


Monsieur,

Après avoir fait un grand siège et deux petis et avoir esté trois semaines en Flandre sans équipage, n’est-il pas vray que c’est un grand rafraîchissement que d’aller assiéger Bapaume[1] et de recommencer tout de nouveau au mois de septembre comme s’y l’on n’avoit rien fait. Les chevaliers du temps passé en avoient ce me semble meilleur marché que ceux d’à cette heure, car ils en estoient quittes pour rompre cinq ou six lances par semaine et pour donner de fois à autres quelques coups d’espée ; le reste du tems ils cheminoient en liberté par de belles forest et de belles campagnes, le plus souvent avec une demoiselle ou deux, et depuis le roi Pcerion de Gaule jusques au dernier de la race des Amadis, je ne me souviens pas d’en avoir veu pas un empesché à faire une circonvallation, ou à ordonner une tranchée. Sans mentir, Monsieur, la fortune est une grande trompeuse ; bien souvent en donnant aux hommes des biens, des charges et des honneurs, elle leur fait de mauvais presens[2] et elle vend bien cherement ce qu’il nous semble qu’elle donne. Car, enfin, sans considérer le hazard du fer et du plomb (car cela ne vaut pas la peine d’en parler) et supposant que vous combattiés tousjours souz des armes enchantées, vous ne seauriez empescher que la guerre ne vous retranche une partie de vos plus beaux jours ; elle vous oste six mois de cete année, et d’après ce compte, à vous qu’elle

  1. La ville de Bapaume (Pas-de-Calais) fut prise le 18 septembre 1641, après huit jours de siège. On lit dans les Mémoires de Puységur (édition de 1883, t. ii, p. 1-2) : « le roi étant à Péronne envoya par monsieur de Meilleraye le bâton de maréchal de France à monsieur le comte de Guiche, qui était lieutenant-général de l’armée. » Ce fut le 21 septembre que le comte de Guiche reçut le bâton de maréchal en récompense de la grande part qu’il prit au siège de Bapaume.
  2. C’est ce qu’a répété La Fontaine en ce distique célèbre (Philémon et Baucis) :

     « Il fit au fond de ceux qu’un vain luxe environne
    Que la fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne. »

    De même que La Fontaine avait emprunté le mot à Voiture, Voiture l’avait emprunté à Montaigne (Essais, livre ii, chapitre xx). Montaigne, à son tour, l’avait tiré du poète Epicharme, lequel, de son côté, avait dû le prendre ailleurs. Y-a-t-il quelque chose de nouveau sous le soleil ?