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polit le langage inculte ; le premier il sut choisir les mots et les disposer avec art ; il hasarda même des morceaux brillants et trouva quelques pensées neuves, surtout dans les discours qu’il composa étant déjà vieux et vers la fin de sa vie, c’est-à-dire après qu’il eut fait des progrès, et que l’usage et l’expérience lui eurent appris quel genre méritait la préférence. Car ses premiers discours ne sont pas exempts des défauts de l’antiquité : il est lent dans ses exordes, diffus dans ses récits, sans fin dans ses digressions ; il tarde à s’émouvoir, s’échauffe rarement, termine peu de phrases par un trait saillant et lumineux. Rien à détacher de son ouvrage, rien à retenir ; c’est un édifice d’une architecture grossière, dont les parois solides et durables n’ont pas assez de brillant et de poli. Or l’orateur est pour moi comme un père de famille riche et honorable : il ne suffit pas que son toit le mette à couvert de la pluie et des vents ; j’y veux quelque chose pour la décoration et les regards. C’est peu qu’il soit fourni des meubles indispensables aux usages de la vie ; je veux qu’il y ait, parmi son mobilier, de l’or et des pierreries que l’on puisse prendre dans la main et regarder plus d’une fois ; je veux qu’il recule des yeux certaines pièces surannées et flétries ; qu’il ne paraisse pas chez lui un mot infecté de la rouille du temps, pas une phrase d’une construction lâche et traînante, comme celle des vieilles annales ; qu’il évite toute basse et insipide bouffonnerie ; qu’il varie la composition de ses périodes, et qu’il ne les termine pas toutes par une seule et uniforme cadence.

XXIII. « Je ne veux pas rire de la roue de fortune[1] de Cicéron, de son jus Verrinum[2], et de cet éternel esse videatur, qui, dans tous ses discours, revient de trois phrases en trois phrases tenir la place d’une pensée. C’est à regret même que j’ai cité ces traits, et j’en ai omis bien d’autres, qui sont pourtant seuls en possession d’être admirés et imités de ceux qui se qualifient d’orateurs antiques. Je ne nommerai personne : il suffit d’a-

  1. Jeu de mots qui se trouve dans Cicéron, in Pisonem, ch. x. Ce n’est pas l’expression vota fortunæ qui est blâmée ici ; c’est le rapprochement puéril de la roue de fortune avec les pirouettes ou les ronds que l’on fait en dansant.
  2. Autre plaisanterie, encore plus mauvaise que la précédente, mais beaucoupl plus excusable, parce que Cicéron la met dans la bouche des gens du peuple, et ne la rapporte, dit-il, que pour montrer que la méchanceté de Verrès était comme passée en proverbe. L’équivoque roule sur le double sens de jus Verrinum, jus de porceau, et justice de Verrès.