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chacun comparait sa vigueur, sa constance, son courage éprouvé par les combats, avec l’indolence et la pusillanimité des autres. Il est certain que ces discours retentirent jusqu’aux oreilles de Domitien, répétés par ses affranchis, dont les plus honnêtes, par attachement et par zèle, les plus méchants, par malignité et par jalousie, aigrissaient à l’envi son caractère naturellement pervers. Ainsi les vertus d’Agricola et les vices d’autrui conspiraient également à le précipiter dans la gloire.

XLII. Cependant le temps était venu où il devait tirer au sort le proconsulat d’Asie et celui d’Afrique ; et le meurtre récent de Civica[1] était une leçon pour lui, un exemple pour Domitien. Quelques confidents des secrètes pensées du prince vinrent chez Agricola lui demander s’il accepterait une province. Et d’abord, sans trop s’avancer, ils rehaussent le prix du repos et de la tranquillité ; bientôt ils lui offrent leurs bons offices pour faire excuser son refus ; enfin ils lèvent le masque, et, joignant la terreur à la persuasion, ils l’entraînent chez Domitien. Celui-ci, exercé à feindre, entendit avec une hauteur étudiée son humble excuse, et, après l’avoir agréée, il souffrit ses remercîments, et ne rougit pas d’un si odieux bienfait. Il ne lui donna cependant pas les honoraires qu’on offre au titre de proconsul, et que lui-même avait accordés à plusieurs, blessé peut-être de ce qu’Agricola ne les avait pas demandés, ou craignant de paraître acheter un sacrifice qu’il imposait. Il est dans la nature de l’homme de haïr ceux qu’on a offensés ; et la colère de Domitien, prompte à s’enflammer, était d’autant plus implacable qu’il la cachait davantage. Toutefois elle était adoucie par la prudence et la modération d’Agricola, bien éloignées de cet esprit de résistance et de cette vaine ostentation de liberté, qui appellent la renommée et dé- fient le destin. Que les admirateurs de tout ce qui brave le pouvoir apprennent que, même sous de mauvais princes, il peut y avoir de grands hommes, et que la déférence et la sou- mission, si le talent et la vigueur les accompagnent, mènent aussi bien à la gloire que cette témérité qui, sans fruit pour la république, se jette à travers les précipices et semble briguer l’honneur d’une mort éclatante.

XLIII. Sa fin, douloureuse pour nous, triste pour ses amis, ne fut pas indifférente même aux étrangers et aux inconnus.

  1. Voy. Suétone, Domitien, chap. x.