Page:Suzanne de Callias La malle au camphre 1919.djvu/213

Cette page n’a pas encore été corrigée
— 203 —

sa belle-fille, que j’ai rencontrée encore l’autre jour, file parfaitement seule, donner des leçons de musique à Chartres et à Rambouillet, pour ne rentrer qu’à dix heures du soir, avec un air de sang-froid si décidé que personne, certainement, ne s’avise de la taquiner en route. Les jeunes femmes, désormais, ont conquis la rue, où elles ne passaient jadis que comme des ombres furtives, les yeux baissés, sous les regards goguenards des passants ; elles ont grandement sapé la cloison étanche qui les séparait de ces jeunes hommes dont elles devaient rester aussi étrangères que des peuplades cafres ou malgaches, — jusqu’au jour où elles avaient l’autorisation de partager leur lit. Et, cela, c’est une appréciable conquête sur le vieil esprit latin, de servitude et d’oppression…

Je me force à toutes ces considérations philosophiques, qui me masquent tant bien que mal d’autres pensées cruellement obsédantes ; et, pour mieux chasser ces pensées-là, j’allume coup sur coup trois cigarettes anglaises dont l’arôme est grisant, un tout petit peu comme si on avait fumé l’opium… Au dehors, de longs hurlements rayent l’air humide : ce sont les sirènes des bateaux qui passent sur la Seine, de plus en plus sombre. Pour alterner, les sifflets des trains de la gare d’Orsay, qui sont tout