Page:Sulte - Histoires des Canadiens-français, 1608-1880, tome VIII, 1884.djvu/83

Cette page a été validée par deux contributeurs.
70
HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

rent somptueux et élégants ; il en fut de même des voitures et des équipages. La vie de nos seigneurs ne fut plus qu’une fastueuse existence de dissipation et de plaisir ; on singeait la vie de château d’outre-mer. L’or et les vieux écus, amassés par les pères dans des temps où l’argent coûtait aussi cher à ceux qui le gagnaient qu’ils mettaient de soin à le conserver, furent dépensés joyeusement par les enfants. Ils voulurent trancher du grand seigneur, comme quelques jeunes militaires, et étaler autant d’opulence réelle que celle des marchands anglais était factice. Ils cessèrent d’occuper leurs seigneuries, en abandonnèrent l’exploitation à des mains étrangères souvent incapables, souvent infidèles, quelquefois l’un et l’autre, pour revenir dans les villes se livrer à leurs imprudentes folies ; on occupait bien le vieux manoir, mais c’était dans la belle saison seulement, et en nombreuse et bonne compagnie. Alors on se livrait à tous les amusements et sports possibles. On partait le matin chacun de son côté. Aux uns, c’était une chasse à la bécassine, une course, une promenade à cheval au loin ; aux autres, le plaisir moins bruyant de la pêche, une promenade au jardin ou sous les arbres des avenues et du domaine, et toute cette société se réunissait sur la fin du jour, pour dépenser gaiement encore les heures qui en restaient. Ces petites sociétés eurent bientôt leurs prétentions aristocratiques. Elles furent guindées, hautaines, dédaignant la bourgeoisie canadienne pour la prétendue aristocratie portant des noms étrangers et des habits militaires et excluant presque entièrement la modeste et honnête population qui les environnait. Les enfants furent élevés au milieu de toutes ces extravagances ; on leur apprit tous les exercices du corps, à monter à cheval, à faire des armes, à chasser, mais l’esprit demeura inculte, leur instruction fut entièrement négligée. Pères et fils vécurent joyeusement, mais cette joyeuse vie ne fut pas longue, et il ne resta bientôt plus rien du patrimoine de la famille ; singulier exemple d’abnégation de tout ce qui est grand et noble, ils oublièrent les hauts faits, les belles qualités et les nobles vertus de leurs races. Ils abdiquèrent leurs anciens titres de gloire, et perdirent si bien et si vite leur argent, leur considération et leur importance, qu’à l’heure où nous écrivons ces lignes, à peine un siècle s’est écoulé, et pourtant toutes ces familles dont nous parlons sont ou éteintes, ou ruinées, ou disparues du pays. Ceci est historique. Nous n’exagérons rien. Il en est même qui ont changé et défiguré leurs noms. »