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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

colonie importante de la Plata n’entend aucunement qu’on l’accuse de faiblesse sous ce rapport — et voilà le Canada qui entre en lice ! Comment démêler la question ? » Eh ! tant mieux, cela prouve au moins que la famille française est grande ! Quant au procès, qu’il aille sans être vidé, jusqu’à la fin des temps : nous tâcherons de nous surpasser les uns les autres — ce qui nous permettra de nous corriger, car nous ne sommes pas encore parfaits.

Il est de mode aujourd’hui, parmi les Anglais surtout, de nous reprocher notre accent. À cela, nos écrivains, répondent par des pages sans réplique ; le français s’y trouve, avec son poids, sa rectitude, son allure, son trait inévitable. « Ceci, objecte-t-on, est affaire de plume ; écrire n’est point parler ; votre accent diffère de celui de Paris. » Il n’est pas parisien, parceque, dans le sens que l’on attache à ce mot, nous n’en voulons pas. Qu’est-il donc ? il est canadien. On accorde que les provinces de l’ancienne France avaient et ont encore chacune son accent. Nous refuserait-on d’avoir créé un accent nous aussi, dans cette province du Canada qui est un démembrement de la vieille France et qui n’a rien emprunté aux variations du langage français depuis tantôt un siècle et demi ?

Le préjugé joue dans ce monde un grand rôle. La plupart des Français qui nous visitent, entendant des sons qui rappellent la Normandie, concluent, sans examen, que nous parlons « un jargon normand qui a gardé tout l’accent du terroir » selon M. Duvergier de Hauranne. Le mot « jargon » dépasse la mesure. Nous n’avons ni Bretons bretonnant, ni Gascons gasseconnant, ni grasseyeurs, ni chanteurs de phrases. Cet accent du terroir normand se réduit à fort peu de chose. Il n’en est pas moins vrai que celui qui règne ici est plus rapproché du normand que de tout autre. Après lui, vient celui du Poitou et du pays de Chartres. Nous n’avons rien qui ressemble au langage des Jerseyais, quoiqu’en dise M. Ampère.

Il faut se rappeler que notre principal groupe de colons fondateurs n’était pas originaire de la Normandie — mais que le premier seulement venait de cette partie de la France. L’Anjou, la Touraine, la Saintonge, le Poitou, l’Angoumois, le pays de LaRochelle nous ont envoyé des masses d’habitants. Au nord, la Normandie, la Picardie, le Perche, le Maine, les environs de Laval, Nantes et Chartres, ont commencé le mouvement d’émigration vers le Canada ; Paris y a fortement contribué. Depuis deux cents ans que notre principal noyau est fixé au Canada, nous n’avons pas connu les changements et les nouveautés que la France littéraire ou plutôt celle des salons, a introduites dans le langage. La parente, la filiation directe de notre langage sont établies par mille preuves à la portées de tous. S’en suit-il que nous parlons tout-à-fait comme les Normands ? Non. L’accent du nord de la France se reconnait chez nous instantanément, mais nous nous exprimons avec plus de pureté que nos cousins de là-bas.

Les Canadiens-Français prétendent-ils que leur population présente la merveille de l’uniformité du langage et de l’accent ? Mais oui ! Rien de plus facile que de le constater. De Gaspé au Détroit, et sur les bords du Mississipi et dans le nord-ouest et la Nouvelle-Angleterre, il est partout le même. Comment expliquer un fait si étrange ? Tout naturellement. Il remonte aux débuts de la colonie ; il suit ses développements et les phases de son histoire.