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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

en ce pays par le vaisseau normand. Elles ne lui ont pas peu donné d’exercice durant un si long trajet, car comme il y en a de toutes conditions, il s’en est trouvé de très grossières et de très difficiles à conduire. Il y en a d’autres de naissance, qui sont plus honnêtes[1] et qui lui ont donné plus de satisfaction. Un peu auparavant, il était arrivé un vaisseau rochelais, chargé d’hommes et de filles et de familles formées. C’est une chose prodigieuse de voir l’augmentation des peuplades qui se font en ce pays. Les vaisseaux ne sont pas plutôt arrivés que les jeunes hommes y vont chercher des femmes, et dans le grand nombre des uns et des autres, on les marie par trentaines. Les plus avisés commencent à faire une habitation un an devant que de se marier, parce que ceux qui ont une habitation trouvent un meilleur parti : c’est la première chose dont les filles s’informent, et elles font sagement parce que ceux qui ne sont pas établis souffrent beaucoup avant que d’être à leur aise. Outre ces mariages, ceux qui sont établis depuis longtemps, dans ce pays, ont tant d’enfants que cela est merveilleux et tout en foisonne. Il y a quantité de belles bourgades, des villages et des hameaux, sans parler des habitations solitaires et écartées. Le roi a renvoyé ici des capitaines et officiers à qui il a donné des forts, afin qu’ils s’y établissent et qu’ils s’y pourvoient ; ils le font, et plusieurs sont déjà fort avancés. On attend de jour en jour, M. Talon, que le roi renvoie pour régler toutes choses en ce pays et les former selon le dessein de Sa Majesté. Il a cinq cents hommes avec lui et seulement deux femmes de qualité, avec leurs suivantes… Il est vrai qu’il vient ici beaucoup de monde de France et que le pays se peuple beaucoup, mais parmi les honnêtes gens, il vient beaucoup de canaille de l’un et de l’autre sexe, qui cause beaucoup de scandale. Il eut été bien plus avantageux à cette nouvelle Église d’avoir peu de bons chrétiens, que d’en avoir un grand nombre qui nous causent tant de trouble. Ce qui fait le plus de mal, c’est le trafic des boissons de vin et d’eau-de-vie[2]. On déclame contre ceux qui en donnent aux sauvages ; on les excommunie ; l’évêque et les prédicateurs publient en chair que c’est un péché mortel ; et nonobstant tout cela, plusieurs se sont formés une conscience que cela se peut. »

M. Garneau fait une observation juste : « Jusque là, dit-il, l’on avait été très scrupuleux sur le choix des émigrants destinés au Canada, que l’on avait regardé plutôt comme une mission que comme une colonie. Mais ce système, qui le privait de beaucoup d’habitants, était erroné, car l’expérience a démontré que les mœurs des émigrés s’épurent à mesure qu’ils acquièrent de l’aisance, et que la pauvreté excessive corrompt les hommes. On jugea donc à propos de se départir d’une sévérité dont les avantages étaient temporaires, et dont les mauvais effets, permanents et irréparables. On put alors trouver des colons en plus grand nombre. »

Le père Le Clercq, écrivant quelques années plus tard, dit que les personnes douteuses dont il est fait mention ci-dessus « effaçaient glorieusement, par leur pénitence, les taches de leur première condition. »

  1. C’est-à-dire plus polies.
  2. Le privilège de la traite appartenait à la compagnie des Indes. Nous ne voyons pas comment on pourrait faire peser sur les habitants l’accusation d’avoir vendu de l’eau-de-vie.