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Du pied du chêne où l’enfant alla s’asseoir, entre Ronan et son compagnon, l’on n’entendait que le bruit éloigné de la folle ivresse des Vagres et des Vagredines… La lune, à son déclin, jetant ses rayons argentés sous la sombre verdure des feuilles, éclairait presque comme en plein jour l’ermite, Ronan et la petite esclave, qui bientôt, de sa voix pure et encore enfantine, chanta ces premiers mots du bardit :

« Elle était jeune, elle était belle, elle était sainte, et s’appelait Hêna, Hêna, la vierge de l’île de Sên… »

À ces paroles, l’ermite et le Vagre baissèrent la tête, et sans que l’un s’aperçût alors des larmes que versait l’autre, tous deux pleurèrent… Odille chanta le second verset ; mais, brisée par la fatigue de la nuit et de la journée, cédant au rhythme mélancolique de ce bardit, qui si souvent l’avait bercée dans son enfance et endormie sur les genoux de sa mère, la petite esclave ne chantait plus que d’une voix affaiblie, tandis qu’au loin les Vagres entonnèrent soudain en chœur, et d’un mâle accent, un autre vieux bardit de la Gaule… Aussi l’ermite et Ronan tressaillirent de nouveau lorsque ces paroles arrivèrent jusqu’à eux, sans couvrir tout à fait la voix d’Odille :

« — Coule, coule, sang du captif… — Tombe, tombe, rosée sanglante ! — Germe, grandis, moisson vengeresse ! … »

Les deux hommes semblèrent frappés de ce rapprochement singulier : au loin ce chant de révolte, de guerre et de sang… près d’eux, la voix angélique de l’enfant, chantant Hêna, une des plus douces gloires de la Gaule armoricaine… Mais bientôt Odille, cédant au sommeil, ne fit plus que murmurer les paroles du bardit… puis elles devinrent inintelligibles… Sa tête se pencha sur sa poitrine, et, adossée au tronc de l’arbre, assise sur la mousse, elle s’endormit…

— Pauvre enfant ! — dit Ronan en la couvrant soigneusement de son manteau ; — elle est accablée de fatigue et de sommeil.

— Ronan, — reprit l’ermite en attachant sur son compagnon un regard pénétrant, — le chant d’Hêna t’a fait pleurer…