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liale par un sourire d’Alice. — Le fait est, ajouta madame de Blène, qu’il a dans le regard quelque chose de saisissant dont on ne se rend pas compte. — Pour moi, reprit Alice, je le répète, je suis sûre que c’est un homme bien méchant ou bien malheureux.

Et elle resta pensive et rêveuse.

— Peut-être tous les deux, dit le vieux docteur ; et c’est ce que je saurai si le bon Dieu m’entend et lui envoie une bonne gastrite. — Ce n’est, ma foi ! pas ce qu’il mange qui le rendra malade, toujours ! dit le marquis. Excepté une espèce de pilaw à la turque que lui fait son cuisinier, il ne mange rien ; et il ne boit que ce diable de breuvage que son valet de chambre lui apprête : du thé froid mêlé avec un peu de vin de Champagne. — Quel ragoût ! dit le docteur. C’est peut-être, voyez-vous, qu’autrefois il a trop vécu, commandant. — Que voulez-vous ? ajouta philosophiquement le marquis ; on ne peut pas être et avoir été… — Et pourtant, commandant, nous allons faire une partie d’échecs, et nous en avons fait une hier. Répondez à cela. — Ma foi ! docteur, je répondrai : jouons…

Et ils s’installèrent au damier, tandis que madame de Blène prit sa tapisserie. Paul était sorti pour prendre son quart. Alice s’appuya sur la fenêtre pour contempler le soleil qui se couchait pur et flamboyant à l’horizon. Szaffie aussi contemplait le soleil couchant.


CHAPITRE XXVIII.

Szaffie.


Alors je suis tenté de prendre l’existence
Pour un sarcasme amer d’une aveugle puissance,
De lui parler sa langue, et, semblable au mourant
Qui trompe l’agonie et rit en expirant,
D’animer ma raison dans un dernier délire,
Et de finir aussi par un éclat de rire.

A. de Lamartine. — Harmonies.


Pierre était de quart lorsque Szaffie monta sur le pont. Le bon lieutenant s’avança vers lui, et, après avoir échangé quelques mots, prétexta un ordre à donner pour quitter Szaffie, car il avait été frappé de l’expression qui assombrissait le pâle visage du passager. Le désir de la solitude était clairement écrit sur ce front soucieux, dans ce sourire amer qui arquait cette lèvre inférieure, rouge et mince. Aussi, à peine le lieutenant fut-il éloigné, que Szaffie monta sur le couronnement, et fut de là dans l’embarcation, où il s’assit. Puis, cachant sa tête dans ses mains, il parut absorbé dans une profonde méditation. Szaffie était alors plongé dans un de ces moments si rares de recueillement et de franchise intime où forcément on reste face à face avec soi en présence des faits et des souvenirs. Et, par une soudaine puissance intuitive, il put embrasser d’un coup d’œil sa vie présente et passée. D’une naissance distinguée, orphelin, il avait été mis fort jeune en possession d’une grande fortune. À son entrée dans le monde, il y fut accueilli avec une faveur incroyable. Sa figure, d’une rare beauté, sa richesse, un esprit d’une singulière étendue, lui valurent des succès inouïs pour son âge. Aussi usa-t-il vite cette fraîcheur d’émotions, cette exaltation pure et chaste, ces croyances sublimes que Dieu met dans le cœur de chaque homme, admirables sensations que les uns ménagent jusqu’à la vieillesse, et que d’autres dissipent en un jour. Et Szaffie, lui, les ayant dissipées, sentit son âme vide et sèche qu’il n’avait pas encore vingt ans. Ces succès de femmes qu’il avait trouvés si faciles, il les méprisa ; il en chercha d’autres dans l’ambition, et, par une fatalité singulière que les mœurs de l’époque font peut-être comprendre, tout lui réussit encore dans cette nouvelle voie. Alors il commença de regarder les hommes et les femmes en grande pitié.

Car, par un singulier caprice de notre organisation, ce sont toujours les hommes qui ont le plus à se louer du monde qui exècrent le plus ce monde. On le conçoit : l’homme, supérieur surtout, a de ces moments de tristesse amère, de découragement profond dont le caractère principal est un sentiment prononcé de mépris pour lui-même. Et quand il vient à penser que lui, lui si dégradé à ses propres yeux, est adulé, recherché, prôné par le monde, en vérité, il doit le dédaigner ou le haïr beaucoup ce monde ! Et Szaffie, blasé sur tout, parce que tout lui avait réussi, tomba dans une mélancolie incurable. Ses pensées devinrent sombres et poignantes ; et, pendant deux années, il monta ou descendit tous les degrés qui mènent au suicide. Arrivé là, il réfléchit une dernière fois, fouilla encore son cœur, mais il le trouva mort, mort et insensible à tout. Une dernière fois il remonta des effets aux causes et rencontra, dans le bonheur qui l’avait poursuivi, la source des maux imaginaires ou réels qui le torturaient sans relâche. Alors, par un sentiment que l’on taxera si l’on veut de monomanie, il se prit à exécrer, à maudire ce monde qui, en le faisant si heureux, l’avait rendu si misérable. Et son cœur, qui ne vibrait plus aux mots d’amour, de vertu ou d’ambition, eut un écho prolongé pour ce mot — haine. — Et Szaffie bondit de joie ; il avait découvert une nouvelle corde dans son âme, une mine féconde en émotions.

— Après tout, dit-il, que ce soit par l’excès de bonheur ou de chagrin, le monde m’a rendu misérable ; il a usé toutes mes sensations ; j’en retrouve une, cuisante, aiguë, implacable : le monde en supportera la réaction.

Et désormais il n’agit plus que sous l’obsession de cette idée : faire tout le mal possible à l’humanité, — non ce mal physique que les lois poursuivent et condamnent, mais ce mal, cet assassinat moral qu’elles tolèrent, que la société encourage même quelquefois. Meurtrier spiritualiste, Szaffie voulait tuer l’âme et non le corps.

— On ne croit plus même à Satan, se dit-il ; j’y ferai bien croire, moi ! et par les seuls moyens donnés à l’intelligence et à la nature de l’homme.

Et ce nouvel avenir qu’il se créait excita puissamment l’imagination ardente et désordonnée de Szaffie. Il sentit qu’il avait plus que jamais besoin de tous ses avantages. Aussi reparut-il dans le monde plus beau, plus séduisant, plus complet qu’autrefois ; car cette idée fixe et dominante avait donné à ses traits une expression bizarre qui le distinguait encore davantage des autres hommes.

Quant à lui, son rôle était facile : sa haine de l’humanité, le mettant sans cesse en garde contre les faussetés humaines, lui assurait l’avantage de n’être jamais surpris par elles. Ainsi, la bassesse la plus sordide, l’ingratitude la plus flagrante, le caprice le plus révoltant, le trouvaient toujours insensible et prévenu : jugeant le monde d’après lui, il voyait les hommes et les femmes sous des couleurs si sombres, il leur prêtait des vues et des arrière-pensées tellement misérables, que la réalité était toujours au-dessous de ses soupçons. Mais, par une fatalité singulière, avec ce cœur flétri et désabusé, Szaffie avait conservé la tête d’un jeune homme, l’imagination d’un poëte, une de ces imaginations colorées et puissantes qui jettent sur tout un brillant manteau de poésie ; qui, jointe à une profonde dissimulation, lui donnait les moyens de jouer toutes les convictions, toutes les émotions pour arriver à son but. Et si jeune, si beau, si riche, dans une sphère sociale élevée, n’avait-il pas tous les moyens d’y parvenir ?

Et songer pourtant que cette jeune et charmante enveloppe, quelque fois si marquée de cette douce et triste mélancolie qui semble révéler une âme tendre et naïve ; songer que tout cela mentait ! — que cette jeunesse mentait, — que ces dehors séduisants, si pleins de vie et de sève, que cette parole chaleureuse et animée, que ces élans de naïve admiration pour la vertu ou de mépris pour le crime ; — songer que tout cela mentait ! — songer que c’est du fond de son âme vide et ténébreuse, de son âme haineuse, incrédule et glacée, que Szaffie dirigeait l’effet de ces mensonges si élégamment, si brillamment masqués !

Ainsi il ne croyait pas à l’amitié, non ! — et l’amitié le trouvait toujours facile, ouvert et bienveillant ; car de son puissant coup d’œil il découvrait vite dans chacun le vice ou la qualité qu’il cherchait à flatter ou à éteindre. Aussi toutes les séductions irrésistibles de son esprit, de sa fortune, de sa position, étaient tendues vers le côté faible du caractère de chacun, tel minime qu’il fût, persuadé que, pour qui sait jouer des hommes, tout humain a sa corde apparente ou cachée à faire douloureusement vibrer. Ainsi il ne croyait pas à l’amour qu’il avait réduit à n’être pour lui qu’un fait, défiant ainsi ses déceptions. Et pourtant le langage le plus pur et le plus brûlant, les séductions les plus ingénieuses, les soins les plus délicats, le dévouement le plus inouï, il employait tout pour arriver à son but.

Il ne croyait plus à l’amour ; et pourtant ses yeux humides se baignaient encore de larmes, son cœur bondissait, ses lèvres tremblaient ; et c’était le son de sa voix mélodieuse et douce : c’étaient des mots de passion, haletants, frénétiques, ivres ; des caresses acres et corrosives, des baisers qui répondaient au cœur comme une étincelle électrique. Et puis, quand enfin une pauvre femme ainsi enivrée, fascinée, amoureuse, éperdue, oubliant tout pour lui, torturée par le remords, disait en pleurant d’affreuses larmes : — Au moins, mon Dieu ! je suis aimée !

Encore tout chaud de ses baisers, Szaffie répondait à cela par quelque froid et cruel sarcasme qui dévoilait son âme tout entière. Ainsi il l’avouait : sa passion feinte, c’était un moyen ; la possession, encore un moyen d’atroce réaction sur une femme confiante et passionnée. Pas d’amour, plus même de désirs, seulement sa victime était dans sa dépendance absolue, comme un homme dont on sait le secret et que l’on met vingt fois par jour face à face avec l’échafaud. Et le misérable jouissait des sanglots déchirants qui s’échappaient alors, avivait cette plaie morale qu’il faisait saigner, et aimait à voir ce cœur tout pantelant se tordre et éclater en cris de douleur, de remords et d’amour. Puis, quand il était las de l’irritation nerveuse que ce spectacle affreux lui causait, il retombait dans son néant, comme ces corps inanimés que le galvanisme ne fait plus mouvoir. Et malheur ! les avantages physiques et intellectuels dont il était si admirablement doué ne lui donnaient que trop les moyens d’essayer son atroce système de désenchantement sur des êtres faibles, confiants et inoffensifs, qu’il amenait à lui par cette puissance d’attraction dont quelques hommes sont doués.