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À MONSIEUR FENIMORE COOPER.

je vis pendant une heure, à Anti-Paros, un descendant ou célèbre Panajotti, favori du vizir Kropoli ; cet intrépide vieillard avait puissamment contribué au soulèvement de son pays, connu Byron et égalé Canaris ; d’une finesse d’esprit exquise, d’un jugement droit et éprouvé, il me parla longuement de la Grèce, et jamais la position vraie de ce malheureux pays, son avenir, ses ressources, n’ont été plus poétiquement exposés que par ce vieux Grec à longs cheveux blancs, au costume pittoresque, assis sur un fragment de marbre aux sculptures effacées, prophétisant l’avenir de cette nation, qui fut toujours un prétexte dans les mains des puissances européennes.

Je quittai, et ne vis plus qu’une fois cet homme extraordinaire : ce fut le lendemain du combat du 20 octobre ; il passait rapidement dans un canot le long de notre vaisseau, et se rendait, je crois, auprès de l’amiral, comme envoyé du gouvernement grec.

Cette longue et fatigante digression, monsieur, tend à établir ceci, que souvent des êtres tantôt remarquables par une grande puissance d’organisation, tantôt par des vices ou des vertus portés à l’excès… mais toujours frappants, saillants, d’une espèce à part, traversent notre existence, rapides et éphémères, comme ces météores que nous ne voyons qu’un moment, et qui s’éteignent pour toujours.

Or, monsieur, je me suis demandé pourquoi, dans les romans maritimes surtout, dont le cercle est immense, dont les scènes sont souvent séparées entre elles par des milliers de lieues, on ne tenterait pas de jeter cet imprévu, ces apparitions soudaines qui brillent un instant, et s’effacent pour ne plus reparaître.

Pourquoi, au lieu de suivre cette sévère unité d’intérêt distribué sur un nombre voulu de personnages qui, partant du commencement du livre, doivent, bon gré mal gré, arriver à la fin pour contribuer au dénoûment chacun pour sa quote-part ;

Pourquoi, dis-je, en admettant une idée philosophique ou un fait historique qui traverserait tout le livre, on ne grouperait pas autour des personnages qui, ne servant pas de cortège obligé à l’abstraction morale qui serait le pivot de l’ouvrage, pourraient être abandonnés en route, suivant l’opportunité ou l’exigeante logique des événements.

Alors, monsieur, le lecteur éprouverait peut-être cette impression que j’ai tâché de rendre sensible, cette impression qui résulte de la subite apparition d’un homme extraordinaire que l’on ne voit qu’une fois et dont on se souvient toujours.

Je sais, monsieur, qu’il faudrait un prodigieux talent pour arriver à ce résultat, d’attacher l’intérêt du lecteur sur un personnage pendant le tiers de l’action, je suppose, puis de faire disparaître ce personnage et de renverser l’intérêt sur celui qui le remplace, enfin d’arriver ainsi au dénoûment de l’ouvrage.

Mais, s’il était possible de réussir, je crois qu’on aurait surmonté l’écueil inévitable que les romans maritimes semblent offrir par les distances et les événements qui doivent nécessairement rendre l’unité d’intérêt et de lieu au moins bien difficile.

Car enfin, monsieur, un navire est en route ; avant d’arriver à sa destination, il touche dans dix pays différents : là, des mœurs étrangères, insolites, qui n’offrent aucun rapport entre elles, et peut-être là dix actions, dix puissants motifs d’intérêt, de quoi faire un beau livre ; le vaisseau part, on ne se revoit plus, les amitiés commençantes sont brisées, l’amour brusquement tranché à sa première phase Adieu l’unité d’intérêt.

Somme toute, ainsi qu’on l’a déjà dit, n’est-ce pas aussi une unité d’intérêt qu’un fait ou une idée morale, qui, traversant tout un livre, sert de pivot, de lien aux événements ou aux personnages qui gravitent autour ?

Et le roman de marine surtout ne peut-il pas vivre d’épisodes qui seraient déplacés dans tout autre genre de composition ?

Je sais qu’il était donné à un talent tel que le vôtre, monsieur, d’encadrer, de resserrer dans le cycle de l’unité les scènes immenses que vous avez décrites, et de résoudre un problème insoluble pour tout autre ; mais c’est parce que je reconnais l’impossibilité d’atteindre à cette hauteur que je tâche de faire excuser le système contraire que j’ai adopté.

J’ose croire, monsieur, que vous ne verrez dans tout ceci la moindre idée de fonder, d’établir une théorie quelconque ; je vais seulement au-devant de la critique qui pourrait, à juste titre, me reprocher d’avoir essayé de mettre en relief dans ce livre trois personnages au lieu d’un, sur lequel toute l’attention du lecteur devait être concentrée.

Je ne terminerai pas cette trop longue lettre, monsieur, sans vous exprimer encore toute ma reconnaissance pour les encouragements que vous avez daigné donner à des ébauches bien imparfaites sans doute.


Eugène Sue.


Paris, ce 15 mai 1831.



PARIS; IMP. SIMON RAÇON ET Cie., RUE D’ERFLETS, 1.