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çon, lors même que le colonel sortirait de Vincennes avant ton mariage, il ne pourra pas te nuire. La duchesse doit consentir à ce départ. Je sais bien que tu m’as dit qu’elle était un peu bégueule ; mais une fois le divorce demandé et accordé par son mari, que pourrait-elle objecter ? quand tu lui diras surtout, comme nous en sommes convenus, que ta vie est menacée par les membres du tribunal secret de la jeune Allemagne, et qu’il faut pendant quelque temps qu’on ne sache pas où tu es. Ah ! ah ! ah ! la bonne histoire, elle vaut tous les autres contes. As-tu au moins préparé cette bourde dans le roman que tu lui as fait sur tes jeunes années ? sur ton intéressante enfance ? Ah ! ah ! en voilà, une bonne… Quelle imagination ! Ce vieux ministre ! sa femme jalouse de tes succès dans tes études. Ah ! scélérat ! tu étais né pour être poëte et comédien. Mais que diable as-tu ? réponds donc, à quoi réfléchis-tu ainsi ?


Pierre Herbin.

— Je pense qu’après tant de peines, tant de soins, au moment de toucher au port, nous y ferons peut-être naufrage… si cette damnée femme refuse d’aller à la campagne, de s’y tenir secrètement et s’entête à attendre à Paris la fin légale du divorce. Rien ne pourra la faire changer d’avis, car c’est en tout et pour tout madame Prudence, madame Convenance. Dans ce cas, que ferai-je ?… Tôt ou tard le colonel parlera… Ah ! être si près de saisir la fortune, et la voir peut-être vous échapper !

— Allons donc ! tu es un enfant… elle ne l’échappera pas si tu sais mener ta barque ; voyons, il faut toujours supposer le pis… Eh bien ! j’admets que le colonel échappe aux pièges que nous lui avons tendus, qu’il arrive demain… qu’il parle…

— Tu me fais frémir !  !

— Eh bien !… voyons… après tout, que dira-t-il ?… Ce qu’il a appris à Vienne par un incroyable hasard… que tu as été condamné à dix ans de prison pour…

— Pierre ! s’écria Herman en interrompant Herbin.

— Allons, allons… que tu as été condamné à dix ans de prison pour abus de confiance, c’est plus honnête. Qui prouvera ce qu’il avance ?… Qui constatera l’identité ? Tu as été condamné sous le nom de Jacques Butler ; mais tu as des papiers en règle sous le nom de Herman Forster… mais tu as un front d’airain… mais tu soutiendras mordicus que Surville ment comme un laquais, et que c’est la jalousie qui le fait parler… Tu as le cœur de la dame… il n’aura que son oreille… Or donc, tu seras cru ; il ne le sera pas…

— Tu as peut-être raison… tu me rassures… Mais comment le colonel a-t-il découvert ma mère à Vienne ?…

— Est-ce que les amoureux ne sont pas capables de tout ? et le diable sait si ce Surville est amoureux de ta future femme ! Je suis sûr qu’il l’est autant que tu l’es peu… mais c’est toujours comme ça. On n’aime que ceux qui ne vous aiment pas ; et vice versa. Est-ce vrai ?

— Vous me calomniez, monsieur Herbin… madame de Bracciano m’apportera une fortune immense en biens-fonds, sans compter les espérances ; je lui en serai toujours reconnaissant, profondément reconnaissant…

— Et tu garderas ton cœur et ton amour pour cette drôlesse de Juliette qui te trompe. Ah ! qui te trompe ! c’en est une bénédiction…

— Je vous prie de ne pas parler ainsi de Juliette, Pierre Herbin, vous savez que je n’aime pas cela, dit Herman d’un ton sérieux.

— Ah !… ah ! reprit Pierre Herbin… Voilà du nouveau… Je donnerais quelque chose pour que quelqu’un nous entendit !… Quel magnifique trait de caractère !… Il me laisse me moquer tout à mon aise… d’une duchesse, la vertu même, qui voulait mourir pour lui, qui va lui apporter une fortune immense ; et il me fait les grosses dents parce que j’appelle drôlesse une sauteuse de petit théâtre dont il est affolé.


Montbard… c’était le marquis de Souvry… c’était le père de ta femme.

— Pierre… Pierre… vous abusez cruellement des obligations que je vous ai, dit Herman d’un ton sérieux et véritablement pénétré.

Pierre Herbin se croisa les bras et s’écria : — Mais c’est superbe, ma parole d’honneur… c’est magnifique… c’est qu’il croit véritablement ce qu’il dit… c’est qu’il l’éprouve… Puis il ajouta avec une emphase comique : Ô humanité !… humanité ! tes secrets sont impénétrables !… La duchesse a deux soupirants, Herman et Surville : l’un, grand seigneur, beau, brillant, spirituel, loyal, brave, généreux, et par-dessus tout, amoureux ! l’autre, aussi beau comme un ange, c’est vrai, mais méchant comme un démon, mais mauvais sujet, mais pauvre, mais avide, mais rusé (et qui, par-dessus tout, n’aime pas la dame, et ne songe qu’à sa grande fortune). Eh bien ! qui choisit-elle, cette sentimentale duchesse ?