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Croyant bien agir, les Piannakotaws ramenèrent la fille de Sporterfigdt au kraal de leur chef.

En voyant sa maîtresse, Jaguarette fut frappée de stupeur.

Tour à tour agitée par la honte, par la colère, par la jalousie, elle jetait de sombres regards sur Adoë et sur Hercule, qui, déjà attaché au fatal poteau, regardait la cuve d’huile bouillante d’un air hébété.

Baboün-Knify avait profité du tumulte occasionné par l’arrivée de l’Européenne pour courir auprès de sa fille.

Elle employait les prières, les menaces, la persuasion, pour la décider à abandonner son funeste projet de suicide, puisque, pour ce jour du moins, les Européens étaient sauvés.

En effet, le soleil avait tout à fait disparu, et la nuit, sans crépuscule sous les tropiques, avançait rapidement.

L’Ourow-Kourow, frappé des paroles de la magicienne, et voyant d’ailleurs le moment du sacrifice passé, donna ordre de reconduire les prisonniers dans leur carbet.

Adoë vit Hercule attaché au fatal poteau et jeta un cri perçant.

Celui-ci, malgré son aberration, reconnut la fille de Sporterfigdt. Sa venue au milieu de cette peuplade ne sembla pas l’étonner, il avait presque perdu la faculté de raisonnement. Souriant d’un air courtois à la créole, il lui dit simplement : — Comment vous portez-vous, mademoiselle ? Mille pardons de ne pouvoir vous présenter mes humbles respects.

Hercule ne put pas en dire davantage, ses gardiens l’entraînèrent, et il fut bientôt attaché de nouveau sur une natte, au milieu de la case qui lui servait de prison.

Le cri d’Adoë, le mouvement d’Hercule, n’avaient pas échappé à Jaguarette.

Elle serra violemment le bras de sa mère, et lui dit : — Ma mère, vois cette femme… son père a tué mon père…

— La fille pâle de Sporterfigdt ! Le Yawahon nous l’envoie, dit tout bas la magicienne.

Voyant le supplice différé, les Indiens se dispersèrent.

L’Ourow-Kourow resta seul dans le tabouï avec quelques vieillards et quelques guerriers.

Adoë était debout devant eux ; son air était noble, digne et fier. De temps à autre elle jetait les yeux vers le carbet où elle avait vu enfermer Hercule et Pipper.

Le chef indien, sachant que la magicienne parlait hollandais, lui fit signe de venir, et lui dit, en lui montrant Adoë : — Ma sœur gardera dans sa case cette fille des visages pâles… son père était Sporterfigdt, un de nos plus cruels ennemis… Que ma sœur interroge cette nuit Mama-Jumboë, lorsque la lune sera brillante, et que demain, au point du jour, le sacrifice de cette femme pâle puisse être offert au Grand-Esprit.

L’Ourow-Kourow se retira.

— Suivez-moi, dit Baboün-Knify à la jeune fille.

Heureuse d’entendre parler sa langue, Adoë s’écria :

— Dieu soit loué ! je puis au moins me faire comprendre. Au nom du ciel, répondez-moi ; ce capitaine européen que j’ai vu tout à l’heure est-il prisonnier depuis longtemps ? A-t-il été blessé ? Quel est le sort qui l’attendait ? Si vous voulez faire une noble action, si vous voulez gagner une grande récompense, aidez-le…, aidez-nous à retourner à Sporterfigdt, où j’habite.

— Les deux Européens doivent mourir demain ainsi que vous, dit la magicienne d’un air farouche.

— Jaguarette ! s’écria la créole en voyant pour la première fois la petite Indienne qui, la tête baissée sur sa poitrine, s’avançait lentement.

Vous ici, vous ici ! Je trouvais que votre sommeil avait été bien profond pendant la nuit fatale où les Indiens m’ont enlevée de Sporterfigdt… Dieu fasse que ce mystère ne me soit pas expliqué maintenant, dit Adoë en jetant un triste regard sur Jaguarette.

Celle-ci ne répondit rien.

— Pendant dix années, j’ai été pour vous une sœur… La maison de mon père a été comme votre maison… dit Adoë. Si vous avez quelque reconnaissance de mes bontés, usez de l’influence que vous devez avoir sur les gens de votre nation pour les empêcher de commettre un meurtre abominable. Cette femme dit que les deux Européens sont menacés de mort.

— Cette femme est ma mère, dit Jaguarette.

— Votre mère ! s’écria Adoë au comble de l’étonnement. Puisque vous êtes sa mère, ajouta-t-elle en s’adressant à la magicienne, je n’ai rien à craindre ; Jaguarette vous dira que, recueillie toute petite par mon père, elle a été élevée et traitée à Sporterfigdt comme ma compagne. Je vous le répète, si mes soins pour votre fille méritent quelque reconnaissance, vous pouvez faire plus que vous acquitter, en facilitant la fuite de ces Européens et la mienne. Vous devez en avoir les moyens.

Baboün-Knify écouta Adoë avec un silence glacial, et lui répondit d’une voix solennelle : — La fille de Sporterfigdt aurait reconnu ma fille pour sa maîtresse, et l’aurait servie à genoux, qu’elle n’aurait encore rien fait… Le prix du sang ne peut jamais se payer…

— Le prix du sang ! s’écria Adoë.

— Le planteur de Sporterfigdt a tué son père… dit Baboün-Knify d’une voix sourde… montrant Jaguarette.

— C’est impossible… vous mentez… dit fièrement Adoë, les yeux brillants d’indignation… Mon père était le plus humain des hommes… Jamais il n’aurait commis une cruauté pareille.

— Ne vous a-t-il pas dit qu’il avait recueilli l’enfant dont il prit soin après une attaque des Indiens ?

— S’il en est ainsi, reprit Adoë, mon père a défendu sa vie et sa maison contre ceux qui l’attaquaient… vous ne pouvez lui en faire un crime. Et toi… Jaguarette, dit Adoë d’un ton plus affectueux que suppliant, oublieras-tu le temps que tu as passé à Sporterfigdt ?

L’Indienne baissa la tête ; mille sentiments contraires se combattaient en elle. Le souvenir des bontés de sa maîtresse la touchait ; mais elle ne pouvait penser sans désespoir qu’Hercule et Adoë, réalisant les prédictions de Mami-Za, se marieraient, s’ils pouvaient parvenir à recouvrer leur liberté.

Sachant combien sa mère avait d’influence sur l’Ourow-Kourow, l’Indienne voulut réfléchir avant de répondre à Adoë ; pour éviter une réponse directe, elle lui dit :

— Jaguarette n’oublie pas les bienfaits. La case de sa mère est pauvre ; mais elle est au service de la fille de Sporterfigdt, qui doit avoir besoin de repos.

Et, précédant Adoë, qui la suivit agitée des plus pénibles angoisses, elle se dirigea vers le carbet.


CHAPITRE XXXI.

Propositions.


Après d’assez longues réflexions, Jaguarette alla trouver Baboün-Knify.

— Ma mère… vous aimez votre fille ?

La magicienne leva ses yeux au ciel, ses yeux qui se remplirent de larmes.

— Vous pouvez empêcher Jaguarette de mourir… vous pouvez rendre la tribu des Piannakotaws la plus puissante tribu des montagnes Bleues… vous pouvez vous montrer généreuse et rendre à la liberté la fille de Sporterfigdt, qui a traité votre fille comme sa sœur…

— Que dis-tu ? s’écria la magicienne.

— L’Ourow-Kourow a dit que le Lion superbe était un grand chef ! Il est le plus vaillant des visages pâles. Tous nos guerriers admirent son courage. Eux toujours sans pitié… ils ont vu pourtant les apprêts de son supplice avec peine. Cela est-il vrai, ma mère ?

— Cela est vrai… l’Ourow-Kourow a dit que jamais guerrier n’a affronté plus bravement la mort.

— Le vieillard que j’ai sauvé m’a raconté qu’autrefois deux visages pâles avaient combattu avec notre tribu.

— Jusqu’à leur mort, dit la magicienne, il ont été pour nous de braves et fidèles alliés.

— Eh bien ! que ma mère dise à l’Ourow-Kourow de sauver le Lion superbe, pourvu que le Lion superbe devienne un de nos guerriers et qu’il prenne Jaguarette pour femme.

— Ma fille a perdu la raison, s’écria la sorcière. L’Ourow-Kourow admire le courage du Lion superbe, mais il veut son trépas… J’ai annoncé à la tribu les plus grands malheurs, si le Lion superbe n’était pas sacrifié.

— Les paroles de ma mère sont des ordres pour les Piannakotaws. Elle a fait retarder le supplice de l’Européen ; elle peut changer les chants de mort en chants de joie.

— Jamais l’Ourow-Kourow n’y consentira.

— Si vous lui ordonnez au nom de Mama-Jumboë de prendre le visage pâle pour allié, le chef obéira. Jaguarette heureuse… bien heureuse, ne vous quitterait plus alors, dit l’Indienne d’un ton suppliant. Vous qui n’avez vu votre fille que triste et en larmes, vous la verriez calme et gaie. Hélas ! ma mère, vous vous plaignez de ce que mon amour pour vous est froid ; oh ! ne croyez pas cela ; le malheur pèse si cruellement sur mon cœur, que ma tendresse pour vous ne peut se faire jour… Les roses caraïbes ne fleurissent pas sous les ronces… ma mère !

La magicienne se sentit profondément émue, elle contemplait avec une résignation douloureuse le charmant visage de la petite Indienne, le chagrin y avait déjà laissé de cruelles empreintes.

Cette vue réveilla toute sa colère, toute sa haine contre Hercule, qui rendait sa fille victime de ses maléfices. Elle s’écria impétueusement :

— Non… non ! cet infernal enchanteur a fait perdre la raison à ma fille ; qu’il meure… qu’il meure !

— Adieu, ma mère, s’écria Jaguarette en laissant éclater ses sanglots, et en se jetant dans les bras de la magicienne.

Désespérant de calmer l’exaltation de sa fille, la sentant capable de se tuer si Hercule mourait, la magicienne consentit, après de pénibles hésitations, à tenter de le sauver.

Elle se rendit près du chef indien.

Le guerrier qui veillait à la porte de l’Ourow-Kourow alla le réveiller.

— Que ma sœur soit la bienvenue ! dit le chef en sortant de sa cabane ; que ses paroles préservent de tous les malheurs ! Qui l’amène au milieu de la nuit ? sommes-nous donc menacés de quelque grand danger ?