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Les esclaves de Sporterfigdt avaient l’air heureux et dispos. Les femmes portaient des jupes de coton de couleurs tranchantes, attachées sur leurs épaules par des bretelles de même étoffe. Les hommes, au torse et aux jambes nus, avaient pour tout vêtement un caleçon de pagne.

Une cloche tinta dans le lointain : c’était le signal de la fin des travaux, car le soleil baissait rapidement.

Cupidon se remit en marche et doubla le pas pour arriver à Sporterfigdt avant que le pont-levis ne fût levé.

Il rejoignit bientôt les esclaves.

Hommes et femmes portaient sur leurs têtes des corbeilles remplies de baies de caféier ; les enfants portaient les gourdes et les calebasses qui leur avaient servi à apporter le repas des travailleurs.

Beaucoup de noirs de l’habitation étaient, comme Cupidon, de la tribu africaine de Coromantyn, une des plus estimées pour la force, pour la docilité de ses habitants ; aussi les négriers vendaient-ils aux planteurs un nègre coromantyn un tiers plus cher qu’un nègre de Loango, ordinairement fainéant, sournois et cruel.

Chaque tribu ayant son tatouage particulier, les négriers et les colons ne se trompent pas sur l’origine des noirs.

Les Coromantyns se reconnaissaient aux trois cicatrices circulaires qu’ils portaient sur chaque joue, et qui s’étendaient du nez à l’oreille ;

Les Loangos, par les lignes carrées, en forme de dés, qu’ils avaient tracées sur la poitrine et sur les bras.

Lorsque Cupidon eut rejoint les noirs, il fut accueilli avec une sorte de déférence cordiale, qui témoignait de la faveur dont il jouissait auprès du maître de l’habitation.

— Voilà de quoi faire un délicieux groë-groë pour Massera[1], dit un noir à Cupidon, en montrant le baudrier chargé de gibier que portait le chasseur. Il paraît que ta poudre et ton plomb se sont changés en pluviers, en bécasses et en poules d’eau ?

Ce bel esprit était un gros nègre à figure joviale, surnommé par ses compagnons Touckety-Touk, en raison de ses fonctions de musicien et de joueur de coeroëma, espèce de petit tambour fait d’une calebasse vide, recouverte de peau de mouton, sur laquelle on frappe avec deux baguettes, en répétant sans cesse et en mesure les mots Touckety-Touk, qui servent à régler la danse.

— Ma poudre et mon plomb se sont changés en autre chose encore, Touckety-Touk, ils se sont changés en sang de Piannakotaws, répondit gravement Cupidon ; et, en faisant allusion à son combat contre les Indiens, il étendit la main du côté du lac.

— Ces courlis rouges se sont donc abattus de ce côté de la Commewine ? s’écria le noir en s’arrêtant et en regardant le chasseur d’un air de doute et de surprise. Puis, levant au ciel la main qu’il avait de libre, l’autre lui servant à maintenir son panier sur sa tête, il s’écria :

— Que le Massera d’en haut nous protège ! jusqu’ici jamais ces brigands n’avaient osé passer la rivière !  !  !

Un jeune nègre, robuste et agile, s’arrêta en entendant l’exclamation de Touckety-Touk, le regarda d’un air curieux et lui demanda ce qu’il y avait.

— Ce qu’il y a ?… mon garçon !… dit le gros musicien en mettant sa corbeille sous le bras du jeune nègre, qui portait déjà sur sa tête une manne de café. Ce qu’il y a ?… commence d’abord par prendre mon panier. Cette nouvelle m’étouffe ; je ne pourrais parler avec ce poids sur le crâne.

Le jeune nègre, d’ailleurs assez fort pour se charger d’un double fardeau, obéit naïvement au rusé Touckety-Touk, qui, charmé d’être débarrassé de sa corbeille, continua de marcher à côté de Cupidon ; sa dupe le suivit, hâta le pas et se prépara à écouter de toutes ses oreilles ce que le gros musicien allait lui raconter en retour de son obligeance.

— Combien as-tu vu d’Indiens ? demanda Touckety-Touk à Cupidon.

— J’en ai vu un seul, mais je crois en avoir blessé un autre.

Le musicien secoua la tête et reprit :

— Il y a loin des montagnes Bleues à la rivière Commewine. Les Piannakotaws ne quittent leurs carbets[2] qu’en grand nombre… Deux Indiens ne seraient pas venus seuls… le reste de la bande ne doit pas être loin ; et avoir sur ses talons les marrons[3] de la Sarameka ! ainsi donc Zam-Zam est dans les environs, ces brigands se suivent toujours de près.

— Zam-Zam ! s’écria le jeune nègre qui avait attentivement écouté la conversation. Zam-Zam ! répétait-il avec effroi ; il va tout tuer, noirs, Samboës[4] et la Massera, comme il a fait à l’habitation de Nutenschadelayta.

Et comme s’il eût senti l’impérieuse nécessité d’exprimer sa terreur par ses gestes, le jeune nègre déposa à terre sa charge et celle du gros musicien, joignit ses mains et les leva au ciel avec désespoir, en s’écriant en manière de myriologie :

— Zam-Zam a passé la Commewine !… Nos mères, nos sœurs et nos femmes vont raser leurs cheveux et porter des mouchoirs bleus[5] ! Zam-Zam a passé la Commewine !

D’autres nègres ayant entendu ces mots, cette fatale nouvelle circula bientôt, et hâta tellement les pas des travailleurs vers l’habitation que le musicien et Cupidon y arrivèrent les derniers, après avoir à grand’peine obtenu du jeune nègre qu’il fit trêve à sa frayeur pour reprendre son double fardeau.

Sporterfigdt, comme presque toutes les habitations de la colonie, était très-fortifié.

Les colons avaient à se défendre à la fois des nègres révoltés, des Indiens et des bêtes sauvages. L’habitation se composait d’un vaste terrain régulier, renfermant la maison du planteur, les cases des nègres, les magasins, les greniers, les séchoirs pour le café, les étables ou les parcs à bestiaux, enfin un jardin planté d’arbres d’agrément, un parterre et un potager.

En canalisant et en détournant le bras de rivière qui longeait l’habitation, on avait complètement entouré ce vaste parallélogramme d’un profond et large fossé rempli d’eau courante.

À l’intérieur, ce canal était défendu par une berge très-étroite et haute de dix pieds environ, au sommet de laquelle étaient placées de distance en distance des guérites faites de quatre pieux et d’un toit de feuilles de latanier.

En temps d’alarme, des sentinelles veillaient dans ces guérites.

On ne pouvait entrer dans l’intérieur de l’habitation qu’au moyen d’une sorte de pont-levis, fait d’un plancher, qui se retirait ou s’avançait à volonté au-dessus du fossé.

On allait retirer ce pont lorsque Cupidon, Touckety-Touk et le jeune nègre entrèrent dans l’intérieur de l’habitation.


CHAPITRE VII.

Adoë et Jaguarette.


Le principal bâtiment de la plantation de Sporterfigdt s’élevait sur le bord du bras de rivière dont on a parlé.

C’était un long bâtiment haut seulement d’un rez-de-chaussée bâti en bois, comme toutes les habitations de la Guyane, et recouvert de petites planches de palmier, superposées les unes sur les autres, comme le sont les ardoises de nos toits.

Pendant que les noirs allaient tous vider leurs corbeilles de café sous les yeux du commandeur de la plantation, très-attentif à examiner si chaque esclave avait bien rempli sa tâche, Cupidon se dirigea vers la maison du maître pour déposer son gibier à la cuisine.

La nuit, qui dans les régions équinoxiales succède au jour presque sans crépuscule, était venue subitement. La lueur douteuse de quelques bougies de blanc de baleine, renfermées dans de grandes verrines de cristal, éclairait la principale pièce de la maison.

C’était une grande salle, aux cloisons de bois de citronnier d’un beau jaune paille veiné qu’un vernis particulier rendait très-luisant. De larges divans de joncs, quelques tables et quelques étagères de bois de couleur odoriférant, meubles d’un travail aussi grossier que leur matière était précieuse, garnissaient en partie cette pièce.

Çà et là pendus aux murailles on voyait quelques ustensiles de chasse et de pêche ; un râtelier de bois de fer supportait plusieurs fusils anglais richement ornés, d’une petitesse et d’une légèreté extrêmes.

Quoiqu’il fît au dehors une chaleur étouffante, l’air était très-frais dans cet appartement, grâce à deux énormes éventails suspendus à chaque extrémité de la salle aux poutres saillantes du plafond, poutres d’un bel acajou rouge.

Deux petits noirs, portant au cou, aux bras et aux jambes des anneaux d’argent ornés de grains de corail, balançaient incessamment ces ventilateurs, au moyen de longs cordons. Au milieu de ce courant d’air était suspendu un vaste hamac de coton tissé par des Indiens avec un art infini, et brodé de dessins éclatants.

Une longue moustiquaire de gaze, passant dans un anneau d’argent fixé au plafond, voilait à demi ce hamac, doucement bercé par une mulâtresse d’un âge mûr, vêtue d’une robe de cotonnade rayée rouge et jaune ; elle portait sur sa tête un madras roulé en forme de turban. La physionomie de cette femme était à la fois fine et réfléchie, ses traits avaient dû être très-beaux. Son col et ses doigts étaient chargés de chaînes ou d’anneaux d’or. Enfin, aux sandales de maroquin rouge qui chaussaient ses pieds nus, on voyait qu’elle était affranchie.

Assise devant une petite table de bois de citronnier, éclairée par une verrine, la mulâtresse semblait très-attentive à une combinaison de cartes, couvertes de figures représentant des animaux, des fleurs, des fruits, des Indiens, des blancs, le tout d’un dessin informe et souvent grotesque.

Deux jeunes filles, dont l’une était assise et l’autre à demi couchée dans ce lit aérien, suivaient avec une attentive et inquiète curiosité l’opération cabalistique de Mami-Za, comme on appelait la mulâtresse dans l’habitation.

Rien de plus charmant que le tableau qu’offraient ces jeunes filles.

L’une était blanche, l’autre Indienne.

La blanche, Adoë Sporterfigdt, orpheline et maîtresse de l’habitation, avait vingt ans.

  1. Le maître.
  2. Villages.
  3. Nègres fugitifs.
  4. Mulâtres.
  5. Signe de deuil parmi les nègres.