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Thérèse prononça ces mots avec tant d’exaltation que, malgré sa résignation, Ewen courba la tête avec accablement.

— Pardon, pardon, mon frère… je vous fais mal, reprit Thérèse : mais que faire, que faire ? — Nous embarquer tout à l’heure avec Mor-Nader ! dit Ewen d’un air sombre et désespéré.

Les premières clartés de l’aube éclairèrent le salon. Un chant bizarre se fit entendre pendant une des rares intermittences du vent et de la tempête. Cette voix semblait venir du ciel.

— Écoutez, Ewen, écoutez ! dit Thérèse en tressaillant. Et l’on entendit la voix chanter des paroles bretonnes d’un ton menaçant.

— C’est la voix de Mor-Nader, s’écria Ewen. — Que disent ces paroles ? demanda la jeune femme. — Ces paroles, Thérèse, elles sont funèbres ; les voici :

Et il traduisit ainsi la triste improvisation de Mor-Nader :


La mort frappe à la porte,
Tous les cœurs tremblent d’épouvante.
La mort se présente à la porte ;
Qui doit-elle emporter ?


— Voilà ces paroles, Thérèse.

La voix continua.

— Ewen, Ewen, que disent ces paroles ? — Ces paroles ?… Elles sont toujours funèbres, Thérèse ! Les voici :


Un drap blanc et cinq planches,
Un sac de paille sous la tête,
Cinq pieds de terre par-dessus,
Voilà tous les biens de ce monde.


La voix continua de chanter.

— Ewen, que disent ces paroles ? — Hélas ! pauvre femme ! ces paroles sont déchirantes pour le cœur d’une mère !


Notre dame Marie, sur votre trône de neige,
Vous avez votre fils entre vos bras ;
Vous êtes dans la joie ;
Moi j’ai perdu mon enfant,
Je suis dans la tristesse.


— Voilà ce que disent ces paroles. — Oh ! ma fille, ma fille ! s’écria Thérèse avec un long gémissement.

La voix continua de chanter.

— Que dit-il, que dit-il ? demanda Thérèse, dont toutes les douleurs maternelles étaient éveillées par ce singulier rapprochement, — Hélas ! pauvre mère, ces paroles sont toujours funèbres…


Votre saint enfant, vous l’avez gardé,
Moi, j’ai perdu le mien.
Envoyez-moi la mort !
La mort, ô sainte mère de la pitié !


— Oui, oui, la mort ; oh ! la mort… Ces paroles sont prophétiques ! s’écria Thérèse avec égarement en courant à une des fenêtres, que l’aube commençait à blanchir.

Ewen suivit sa femme, afin de découvrir Mor-Nader. Nous l’avons dit, le manoir de Treff-Hartlog se composait d’un corps de logis principal et d’une aile en retour, à l’extrémité de laquelle s’élevait un donjon en ruines. Des fenêtres du salon on apercevait ce donjon. Le jour commençait à poindre. Les nues couraient rapidement sur le ciel ; leurs contours se teignaient peu à peu de reflets couleur de sang. À l’horizon, le soleil se levait derrière un immense banc de nuages gris de plomb, rayés çà et là de bandes d’un pourpre sombre. Au loin, la mer, fouettée par le vent, déroulait ses longues lames vertes couronnées d’écume : elles se brisaient avec furie sur les noirs rochers de la côte. Au levant, la tour ruinée découpait sur le ciel sa silhouette imposante. Debout, à son sommet, semblable au génie des tempêtes, Mor-Nader dressait sa grande taille, elle semblait gigantesque ; ses cheveux blancs flottaient au vent, ses bras étaient croisés sur sa poitrine. Le pen-kan-guer ouvrit brusquement la fenêtre. Mor-Nader l’aperçut. D’un geste solennel, il lui montra sa barque, qui se balançait dans une petite crique ; sa barque, peinte en noir comme un cercueil… Puis Mor-Nader chanta de sa voix retentissante les dernières paroles de son improvisation.

— Ewen, Ewen, que dit-il ? — Il nous appelle, Thérèse… Il dit :


Les cloches ne sonneront plus pour nous sur la terre,
Un prêtre ne priera pas sur nos dépouilles…
À la mer !… à la mer !… à la mer !…


Thérèse et Ewen échangèrent un regard désespéré…

Lès-en-Goch avait prié une partie de la nuit ; il dormait encore au matin. Ewen et Thérèse passèrent devant sa porte sans qu’il les entendit.


CHAPITRE XXVIII.

La baie des Trépassés.


… Noires sont les nues du ciel, la tempête les chasse en mugissant. Noires sont les vagues de la mer, la tempête les soulève en mugissant. Noirs sont les rochers de la baie des Trépassés, la tempête s’y engouffre en mugissant. Noire est la barque de Mor-Nader, la tempête la berce en mugissant. Lugubre… lugubre comme un cercueil, cette barque attend Thérèse et Ewen dans la baie des Trépassés. Derrière soi des avalanches de granit, au-dessus de soi des nuages effrayants devant soi l’Océan en furie… Voilà ce que l’on voit dans cette baie. Ni une maison, ni un arbre, ni un brin d’herbe… c’est un lieu maudit. Le vent rugit,… la mer tonne,… Mor-Nader chante… Voilà ce que l’on entend dans cette baie. Mor-Nader, debout sur une roche, regarde sa barque noire, dont les deux grandes voiles rouges battent comme des ailes impatientes. Sa barque noire bondit au bout de son câble comme une bête sauvage au bout de sa chaîne. Et Mor-Nader adresse ce chant à sa barque :


« — Tu t’élances au-devant de ta proie, barque noire ; attends, attends, elle va venir… Écoute… écoute…

« — Entr’ouvrant leurs abîmes glacés, les vagues s’écrient : Mor-Nader, nous sommes prêtes… nous sommes prêtes… Où est Ewen de Ker-Ellio ? où est la femme pâle ?

« Déployant leurs visqueux rameaux, qui couronnent si bien le front livide des trépassés, les pâles varechs s’écrient : Mor-Nader, nous sommes prêts… nous sommes prêts… Où est Ewen de Ker-Ellio ? où est la femme pâle ?

« — Dressant leurs mille pointes de granit, où s’accrochent les cadavres que les vagues folles rejettent sur la grève comme des jouets brisés, les récifs s’écrient : Mor-Nader, nous sommes prêts… nous sommes prêts… Où est Ewen de Ker-Ellio ? où est la femme pâle ?

« Aiguisant leurs becs acérés, aiguisant leurs serres tranchantes, les corbeaux de mer, avides de curée, s’écrient : Mor-Nader, nous sommes prêts… nous sommes prêts… Où est Ewen de Ker-Ellio ? où est la femme pâle ?

« Tu t’élances au-devant de ta proie, barque noire ; attends, ils viennent… ils approchent… les voici… »


— Ewen de Ker-ellio, tu viens bien tard ! — Bon pilote, nous arriverons assez tôt. — Femme, tu viens bien tard ! — Bon pilote, une dernière fois j’ai voulu baiser la terre humide qui recouvre mon petit enfant. — Ewen de Ker-Ellio… nous sommes dans le mois noir… As-tu fait ta prière ? — Bon pilote, lève ton ancre. — Femme, ton aïeule avait mené l’aïeul à la mort ; tu y mènes le petit-fils… As-tu fait ta prière ? — Bon pilote, déploie ta voile. — Ewen de Ker-Ellio… l’ancre est levée… Femme… la voile est déployée… — Partons… — Partons… — Thérèse, c’est pour l’éternité !… — Pour l’éternité, Ewen !… »


Le lendemain de l’anniversaire du mariage de Thérèse et d’Ewen, les cadavres des deux époux furent trouvés sur les grèves de Treff-Hartlog. On ne revit plus ni Mor-Nader ni sa chaloupe. Tous les pêcheurs, tous les métayers de la côte depuis la pointe de Kernarwan jusqu’à la pointe de la baie d’Audierne, ne prononcent le nom du pilote de l’île de Sein qu’avec terreur. C’est pour eux un être surnaturel. Selon ses prédictions, le dernier des Ker-Ellio et la femme pâle devaient mourir dans le mois noir. Le dernier des Ker-Ellio et la femme pâle sont morts dans le mois noir. Mor-Nader est démonifié. Thérèse et Ewen furent ensevelis par Ann-Jann et par Lès-en-Goch. L’abbé de Kérouëllan fit la veillée des morts. D’après le dernier vœu du baron et de la baronne de Ker-Ellio,