Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/310

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Viens que je t’embrasse, Augustine. — Oui, mais, un instant, comment faire pour proposer ça à la dame ? Moi, je n’oserai jamais. Ce n’est pas qu’elle ait l’air fier ; au contraire, elle est bien polie, bien douce, bien honnête ; mais, c’est égal, elle a quelque chose de… enfin je n’oserais pas. — Augustine, une idée ! elle est venue l’autre jour t’emprunter de la braise ; va lui en emprunter à ton tour : tu verras bien si elle a du feu ; si elle n’en a pas… — Eh bien ! — Eh bien ! tu lui diras ce que tu voudras, comme ça te viendra. Bah ! bah ! tu trouveras. — T’as raison, Pierre, je prends ma pelle et je monte. C’est drôle, comme le cœur me bat ! dit Augustine. — Es-tu poule mouillée, va ! Ne dirait-on pas que tu vas faire un mauvais coup ? — Allons, allons, je me rassure ; garde les mioches, car ils vont vouloir venir avec moi. — Ici, mes enfants, dit le ferblantier, le jour est fini, en attendant la chandelle, je vas vous faire faire une course à cheval pour vous réchauffer et moi aussi. Allons, houp, ici les blondinettes !

Et Pierre prit une de ses petites filles de chaque main, mit chacune d’elles sur un de ses genoux et commença de les faire vigoureusement sauter, à la grande joie des deux enfants. Augustine était montée à la mansarde par une sorte d’échelle de meunier qui y conduisait. La porte disjointe fermait à peine, la bise du nord l’agitait de temps en temps. Augustine frappa d’abord légèrement, puis plus fort, puis, voyant qu’on ne lui répondait pas, elle se hasarda d’entrer doucement. Triste, oh ! triste spectacle ! Cette mansarde, aux deux tiers lambrissée, était éclairée par une petite fenêtre garnie de deux de ces carreaux verdâtres qui ressemblent à des fonds de bouteille ; à différents endroits de la toiture, les tuiles brisées laissaient pénétrer le jour et déjà quelques flocons de neige. Les murs, peints à la chaux, ruisselaient d’humidité. Un poêle de faïence, une malle, une chaise, un petit buffet, une table de bois blanc sur laquelle étaient des bandes de feston commencées : tels étaient les seuls meubles de cette pièce nue et glacée, mais d’une extrême propreté. Enfin, sur un lit aussi misérable que celui du ferblantier était couchée et évanouie Thérèse Dunoyer, d’une pâleur et d’une maigreur effrayantes, serrant convulsivement son enfant sur son sein, que la malheureuse petite créature pressait vainement.

— Bonne sainte Vierge, je suis arrivée bien à temps ! s’écria Augustine. La pauvre chère dame s’est trouvée mal de besoin, de froid peut-être, ses mains sont gelées. Quel lit, mon Dieu ! une paillasse ! et pour couverture un vieux châle. Quelle misère ! ah ! quelle misère ! Vite, appelons Pierre.

Pierre appelé, Augustine retira la petite fille, qui avait trois mois à peine, des bras de la mère et la posa sur le lit.

— Qu’est-ce que tu veux ? dit Pierre en paraissant à la porte. — Vite, mon homme, du vinaigre, du bois et de l’amadou ; la chère dame s’est trouvée mal, va vite.

Pierre sortit.

— Quel bon miracle que j’aie monté ! elle serait peut-être morte, et son enfant aussi, reprit Augustine. Pauvre petit dauphin ! il ne crie pas seulement !… A-t-il de beaux yeux noirs ! et ce petit signe au coin du sourcil… Pauvre enfant, comme elle est maigre ! comme on voit qu’elle pâlit !… Et sa mère… toujours glacée !… Ah ! que Pierre est long à venir !… Enfin le voilà.

Pierre entrait en effet, accompagné de deux petites filles, dont l’une portait une bouteille de vinaigre ; il déposa une brassée de bois, alluma le poêle.

— Eh bien ! revient-elle ? dit-il à sa femme. — Ça commence… Mais descends faire notre feu à nous, et mets tout de suite de l’eau bouillir ; je t’appellerai si j’ai besoin.

Pierre descendit. Le poêle commença à bruire malgré quelques bouffées de fumée. Augustine avait assis Thérèse sur le lit, et la soutenait dans ses bras. Mademoiselle Dunoyer revint à elle, son premier cri fut : — Ma fille ! où est ma fille ? — Là, madame, au pied du lit.

Thérèse se pencha sur son enfant et le couvrit de baisers.

— Pauvre petit chérubin, faut-il qu’il soit bon ! il ne fait qu’ouvrir ses grands yeux sans pousser un cri. Comment vous trouvez-vous, madame ? Tenez, respirez encore un peu de vinaigre. — Cela va mieux… Oui, oui, oh ! merci de vos soins, madame… Mais comment êtes-vous ici ? — Je vas vous dire, madame. J’étais… j’étais montée pour vous demander un peu de braise… à charge de revanche ; j’ai frappé, vous n’avez pas répondu, et heureusement j’ai entré. — Oh ! merci pour ma fille. J’étais si fatiguée !… Mais ce feu ? dit Thérèse en voyant sur le carreau la réverbération du brasier du poêle, car la nuit était presque venue. — Pardon, madame, dit Augustine avec embarras ; mais ne sachant où vous mettiez votre bois… et craignant que ce pauvre petit enfant n’ait trop froid… — Excellente femme ! Ah ! vous êtes mère, j’en suis sure… vous avez eu pitié…

Puis Thérèse, éclatant en sanglots, s’écria :

— Je suis exténuée !… je ne puis plus nourrir mon enfant !… Il va mourir ! — Allons donc, madame, mourir !… Est-ce que nous ne sommes pas là ?… De pauvres ouvriers, c’est vrai ; mais dame !… on s’entr’aide comme on peut. Nous connaissons la peine, allez ; j’ai bien élevé mes cinq marmots malgré la misère et une maladie qu’a faite mon homme, qui n’a pas mis le pied à l’hospice, Dieu merci !… Eh bien ! pourquoi donc n’élèveriez-vous pas ce dauphin-là, qui ne demande qu’à vivre ? — Que vous êtes bonne ! mon Dieu, que vous êtes bonne ! Comment ai-je mérité ce que vous faites pour moi ? — C’est tout simple ça, madame. Vous êtes bourgeoise, c’est vrai ; mais on est voisins, c’est pour s’obliger. On voit bien que vous n’êtes pas faite, comme nous, à la pauvreté ; nous vous donnerons un coup de main pour aider ce chérubin à vivre, et voilà tout.

Tout à coup un bruit bien inaccoutumé dans l’impasse Fournier ébranla les vitres de la maison. C’était le roulement d’une voiture de poste. Thérèse écouta avec anxiété, un tremblement nerveux la saisit, un éclair d’espoir illumina son regard. Des pas bruyants se firent entendre dans l’escalier, ainsi que la voix de Pierre qui semblait guider quelqu’un en disant : — Oui, monsieur, oui, par ici, par ici.

Thérèse tremblait si fort, qu’Augustine s’écria :

— Mon Dieu, mon Dieu, madame ! qu’avez-vous donc ?

La porte s’ouvrit brusquement. À la clarté de la lumière que portait Pierre, un homme parut au seuil de la porte. Thérèse le regarda, poussa un cri, et cacha sa tête dans ses mains en disant :

— Ce n’est pas lui ! Que vois-je ? monsieur de Ker-Ellio !


CHAPITRE XXIII.

L’entrevue.


Après avoir regardé fixement Thérèse Dunoyer et jeté un douloureux coup d’œil dans la misérable mansarde qu’occupait la fille du banquier, M. de Ker-Ellio dit quelques mots à voix basse à Pierre Feraud, qui était resté debout derrière lui, sa chandelle à la main. L’ouvrier disparut après avoir remis le flambeau à Ewen. Celui-ci s’avança lentement et posa la lumière sur la table. En songeant avec quelle méprisante dureté elle avait autrefois traité le baron, Thérèse crut un moment qu’il venait insulter à son malheur ; elle rougit de confusion. Ewen s’approcha d’elle sans dire un mot. La jeune femme s’aperçut alors avec surprise que la figure de M. de Ker-Ellio, profondément creusée par le chagrin, était baignée de larmes.

— Le petit chérubin est endormi, dit tout bas Augustine à Thérèse en se levant, madame, si vous le couchiez ?

En disant ces mots, la femme de l’ouvrier apporta près de la misérable couchette un joli berceau, orné de deux petits rideaux de soie verte, garni de deux coussins, d’une couverture ouatée et de draps très-fins. La recherche, nous dirions presque le luxe de ce lit enfantin, contrastait singulièrement avec la désolante pauvreté du reste de la mansarde. Thérèse coucha son enfant avec autant de sollicitude que si M. de Ker-Ellio n’eut pas été là. Ewen la suivait du regard, effrayé de l’altération qu’il remarquait sur les traits de cette malheureuse jeune femme. Après le départ d’Augustine, l’embarras de Thérèse augmenta. Elle n’avait pas revu M. de Ker-Ellio depuis le jour où elle lui avait si cruellement avoué son amour pour M. de Montal ; elle ignorait la cause du retour d’Ewen ; mais, en voyant les larmes qu’il versait, elle ne douta plus de l’intérêt qu’il lui portait. Thérèse était si abandonnée, elle avait de telle craintes pour la vie de sa fille, elle avait été si longtemps sans rencontrer la moindre marque de sympathie, qu’elle remercia le ciel de la venue de M. de Ker-Ellio. Le pen-kan-guer semblait vieilli de dix ans. Sa taille était voûtée, ses yeux brillaient d’un feu sombre ; vêtu d’une sorte de costume de marin qu’il portait ordinairement à Treff-Hartlog, on voyait qu’il s’était mis en route sans se donner le temps de changer de vêtements.

— Il y a trois jours j’ai tout appris… Vous deviez être morte ou la plus infortunée des femmes… Je suis venu, dit Ewen ; mais je ne m’attendais pas à voir ce que je vois ; non… oh non ! je ne m’y attendais pas… Et ses larmes coulèrent de nouveau.

Thérèse le regardait avec surprise.

— Mais, monsieur, dit-elle en tremblant, qu’avez-vous appris il y a trois jours ?

M. de Ker-Ellio se recula brusquement.

— Comment ! s’écria-t-il, vous ignorez ?… — Quoi donc, monsieur ? — Montal ! — Je l’attends ? — Vous l’attendez ? — Que voulez-vous dire ? — Vous l’attendez ? — Mon Dieu ! vous m’effrayez. — Lui ! — Il est mort ! s’écria Thérèse avec épouvante, en tendant les mains vers M. de Ker-Ellio. — Il n’est pas mort… il ne court, il n’a couru aucun danger… — Mais alors, monsieur, qu’avez-vous appris ? Pourquoi avez-vous cru que je devais être morte ou la plus malheureuse des femmes ? Parlez, au nom du ciel, parlez ! — N’attendez plus M. de Montal. — Pourquoi ? — Vous ne devez plus le revoir. — Ne plus le revoir. — Jamais. — Mon Dieu ! qu’est-il arrivé ? où est-il ? Depuis six mois, je n’ai pas reçu de ses nouvelles… j’attendais toujours… j’attends encore. — Lui porter ce dernier coup ! se dit M. de Ker-Ellio ; faible, souffrante comme elle est,… c’est la tuer ! — Je vous en conjure, monsieur, dites,