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sin… Je ne pouvais faire autrement… sans risquer de nuire à votre réputation. — Ah ! vous ne m’aimez pas autant que je vous aime ! Je ne craindrais pas de la risquer pour vous, moi, cette réputation… Mais, si vous avez promis, il faut tenir cette promesse… Demandez ma main à mon père pour ce monsieur dont l’amour est venu si vite. — On sait votre père si riche, Thérèse. — C’est la fille du riche banquier que ce Breton veut épouser, je n’en doute pas. — Ainsi je demande votre main à votre père pour mon cousin. — Mon père m’en parle… je refuse, et je lui dis que jamais je n’aurai d’autre époux que vous. — Hélas ! Thérèse, votre père voyant d’un côté un homme riche, sage, rangé, habile dans la gestion de ses intérêts, et de l’autre un homme bientôt réduit à la misère… — Mon père préférera votre cousin à vous, c’est clair. — Hélas ! sans doute. — Mais moi, je vous préférerai à votre cousin, et comme ma main m’appartient, j’aurai raison. — Votre père insistera. — Je serai inébranlable. — Il vous maltraitera. — J’y suis faite. — Il me fermera sa porte. — Je viendrai ici et je vous dirai : Édouard, je suis à vous, je suis votre femme, disposez de moi… vous êtes loyal et généreux, partons… — Et si je refuse de vous associer à mon misérable sort… — Si vous refusez… — Oui… — Si vous refusez… ce ne sera pas pour vivre misérable, n’est-ce pas ? ce sera pour vous tuer…

M. de Montal baissa la tête d’un air sombre et ne répondit rien.

— Je comprends… vous vous tuerez… plutôt que d’accepter le dévouement d’une femme qui vous demande de partager avec vous son bien si vous y consentez, votre pauvreté si vous préférez être pauvre… — Thérèse… vous êtes sans pitié. — Et vous donc… Eh bien, si vous faites cela… comme maintenant mon cœur est en vous, ma vie est en vous, le seul bonheur que je puisse prétendre est en vous… Si vous vous tuez… je me tuerai. — Thérèse ! — Ceci n’est pas un vain mot… vous me connaissez… vous savez la résolution de mon caractère. À cette heure, je suis chez vous ; pour y venir, pour en sortir, je brave la honte, ma perte ; jugez, après cela, ce qu’il me resterait à faire, ce que je ferais, si l’homme pour lequel je sacrifie autant se tuait lâchement ! — Lâchement, Thérèse ! — Lâchement… vous auriez peur de mon amour !

Il est impossible de rendre la sublime énergie de l’accent de Thérèse en prononçant ces derniers mots. M. de Montal parut dominé, vaincu par cette résolution, et il s’écria dans un transport d’amour merveilleusement feint :

— Eh bien ! oui, oui, Thérèse, je serai digne de ton admirable dévouement, je serai digne de toi, je m’élèverai à la hauteur, fille adorable ! j’abjurerai mes scrupules, je n’aurai qu’un vœu, qu’un but, celui de t’appartenir par des vœux indissolubles. Oui, Thérèse, je te le jure par un serment que je n’ai jamais invoqué en vain, reprit M. de Montal d’une voix solennelle, je vous le jure par le souvenir de ma pauvre mère… Quoi qu’il arrive, je suis à vous et pour toujours à vous. — Et moi, s’écria Thérèse avec exaltation, et moi, qui n’ai au monde rien de plus saint et de plus sacré que mon amour, au nom de cet amour, je vous jure, Édouard, quoi qu’il arrive, de n’être jamais qu’à vous ; oui, pour jamais je suis à vous !

Et la jeune fille, le regard brillant, le front radieux, tendit ses deux mains à M. de Montal. Celui-ci leva les yeux au ciel, et eut l’exécrable impudence de prononcer ces paroles sacrilèges d’une voix qu’il sut rendre touchante : Ma mère, du haut du ciel, bénis nos fiançailles !

Puis il poussa cette odieuse comédie jusqu’à passer à l’un des doigts de Thérèse un anneau (celui qu’il avait déjà donné à mademoiselle Julie), en lui disant d’un ton ému et en versant quelques larmes :

— Thérèse, dans ma pauvreté, j’ai encore un trésor inappréciable… C’est l’anneau que ma pauvre mère mourante m’a donné en me bénissant ! Que cet anneau sacré soit le gage de nos promesses ! — Ah ! vous m’aimez comme je vous aime, puisque vous me faites un tel sacrifice. J’en serai digne et je l’accepte, s’écria Thérèse avec ivresse en baisant l’anneau avec autant de respect que de reconnaissance ; et, fondant en larmes, elle ajouta : Devant Dieu, devant votre mère, Édouard, je suis votre femme.

À ce moment, le roulement d’une voiture retentit sous la voûte de la porte cochère.

— Mon père ! s’écria Thérèse avec effroi, il peut m’envoyer chercher. — Vite, vite, descendez ! s’écria M. de Montal, que décidons-nous ! — Que je suis à vous. — À toi, Thérèse, oh ! oui, à toi ; seulement, laisse-moi réfléchir quelques jours à ce que nous devons faire, ne parle pas encore à ton père. — Ne dois-je pas vous obéir en tout, maintenant, Édouard ? — Demain, si tu peux, à trois heures, ma Thérèse bien-aimée, je te dirai ce que j’ai résolu. Viendras-tu, dis, mon ange ? — Si je viendrai, Édouard ? Oh ! oui, oui, maintenant, je viendrai sans remords et sans crainte, dit la jeune fille en montrant à M. de Montal l’anneau de sa mère qu’il lui avait donné, et en baisant encore cette bague avec vénération. — Ange, ange adoré ! s’écria M. de Montal en tombant à genoux et en couvrant les mains de Thérèse de baisers passionnés.

La jeune fille, par un mouvement d’une grâce charmante, se baissa, et, effleurant chastement de ses lèvres le front de M. de Montal, elle dit à voix basse :

— Mon Édouard, ce premier baiser au nom de votre mère !

Puis, ouvrant vivement la porte, Thérèse disparut.


CHAPITRE XIX.

Le mariage.


Le lendemain du jour où Thérèse avait juré à M. de Montal de ne jamais appartenir qu’à lui, la jeune fille, mandée par son père vers les deux heures après midi, descendait chez sa mère accompagnée de miss Hubert. Contre son habitude, madame Héloïse se trouvait dans le cabinet de son mari. M. Achille ayant dit à la gouvernante qu’il avait à parler à Thérèse, celle-ci resta seule avec sa mère et son père, assez intimidée de la manière solennelle, presque sévère, avec laquelle on l’accueillait. M. Dunoyer, après s’être assuré que personne ne pouvait l’entendre, ferma la porte de son cabinet, revint auprès de Thérèse, et lui dit d’un air grave et sentencieux :

— Quoique vous n’ayez pas toujours mérité ce que, moi et votre mère, nous avons fait pour vous, nous allons vous donner une nouvelle marque de notre intérêt. — Et Dieu veuille que mademoiselle ne soit pas ingrate pour cela comme pour le reste ! dit aigrement madame Héloïse.

Certains incidents de la conférence qui allait avoir lieu pouvant éveiller de fâcheux souvenirs dans l’esprit du banquier, au sujet de la naissance de Thérèse, madame Héloïse voulait apaiser les ressentiments de M. Achille en se montrant très-dure envers sa fille. Thérèse était habituée depuis trop longtemps aux brutalités de sa mère pour s’en affecter ou même s’en étonner ; selon son habitude elle baissa la tête et garda le silence.

— Quand je vous le disais ! s’écria madame Héloïse ; elle reste muette comme une tanche ! C’est ainsi qu’elle est sensible aux bontés qu’on a pour elle. — Le fait est, Thérèse, que vous avez la détestable habitude de ne jamais répondre aux reproches qu’on vous fait ; il n’y a rien de plus impertinent que cela. — Entendez-vous ce qu’on vous dit ? s’écria madame Héloïse ; voyez la sournoise, si elle lèvera seulement le nez de dessus ses genoux ?

Thérèse redressa la tête et regarda tristement sa mère.

— Hum ! dit celle-ci avec ironie, quand il s’agit de prendre une mine hypocrite, vous êtes bonne là, c’est sûr. — Vous êtes bien sévère pour moi, ma mère, dit Thérèse d’une voix émue. — Pourquoi pas injuste, tout de suite ? — Calme-toi, Héloïse, calme-toi, dit M. Achille ; si elle avait eu l’intention de te manquer, elle le regretterait tout à l’heure, en apprenant combien nous sommes bons pour elle.

Il est une espèce de gens (M. et madame Dunoyer étaient de ce nombre) qui font le bien avec tant de mauvaise grâce qu’ils semblent le faire à regret ; la suite de cet entretien prouvera que, malgré l’amertume de ces premières paroles, le banquier et sa femme croyaient annoncer à leur fille une chose qui lui serait agréable. Peut-être même faudrait-il attribuer l’aigreur de madame Héloïse à l’envie que lui inspirait le sort futur de sa fille, quoiqu’elle vît cependant arriver avec satisfaction le moment de se séparer de Thérèse, et d’être ainsi délivrée d’une comparaison peu flatteuse. M. Dunoyer continua en redoublant de solennité : — Vous allez bientôt avoir dix-huit ans, Thérèse ; vous êtes en âge d’être mariée.

La jeune fille sentit son cœur se serrer ; elle rassembla toutes ses forces, afin de pouvoir lutter contre l’orage qu’elle prévoyait. Un pressentiment l’avertissait qu’il ne s’agissait pas de M. de Montal. M. Achille Dunoyer reprit : — Vous êtes en âge d’être mariée, et, par le plus grand hasard, nous avons réussi à trouver pour vous un parti… mais un parti inespéré. — Pour ça, oui, bien inespéré, répéta madame Héloïse ne pouvant cacher sa jalousie. — Le temps de publier vos bans, reprit M. Dunoyer, et vous serez mariée. J’espère que vous êtes satisfaite ?

M. et madame Dunoyer s’attendaient à une explosion de reconnaissance de la part de Thérèse ; ils furent d’abord surpris, puis irrités de son silence.

— Eh bien, tu vois, Achille, voilà la reconnaissance de cette demoiselle ! Pas un mot, pas un signe… Quand je te le disais, Achille, qu’elle était indigne d’un pareil bonheur !… Mais, bah ! bah ! tout cela ce sont des frimes. Elle grille d’être mariée, mais mademoiselle veut faire la duchesse ; elle croit sans doute que ce serait mauvais genre de paraître heureuse d’attraper un mari. — Avant de me trouver heureuse, ma mère, il faut au moins que je sache à qui vous prétendez me marier, dit Thérèse en regardant fixement madame Héloïse. — Je prétends ! s’écria madame Héloïse indignée, je prétends ! l’entends-tu, Achille, je prétends ! — Il me semble, en effet, Thérèse, dit le banquier, qui affectait de garder beaucoup de sang-froid, que vous vous servez d’expressions fort inconvenantes. Nous ne prétendons pas… nous entendons, nous voulons vous marier, parce que ce mariage nous arrange et qu’il n’y a pas une seule objection à y faire. — Mais au moins faudrait-il que je connusse la personne dont il s’agit, et que cette personne me convint, dit Thérèse d’une voix ferme.

M. et madame Dunoyer se regardèrent en haussant les épaules.

— Si ça ne fait pas pitié ! s’écria madame Héloïse en éclatant de rire ;