Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/258

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Monsieur le comte ! s’écrièrent à la fois madame Kerouët et Marie en se levant d’un air interdit.

Craignant que cet homme interprétât mal le motif qui m’avait engagé à cacher mon nom, je lui dis : — Vous êtes très-maladroit, mon cher monsieur Rivière. Je désirais avoir par moi-même quelques renseignements sur cette métairie, dont je pense augmenter le bail, et vous venez tout gâter. Veuillez, je vous prie, aller m’attendre à Cerval ; j’ai à causer avec vous à ce sujet. — Le régisseur sortit.

— Vous nous avez trompées, monsieur le comte ! me dit madame Kerouët avec beaucoup de dignité. C’est mal à vous.

Marie ne dit pas un mot et disparut sans me regarder.

— Et pourquoi cela est-il mal ? dis-je à cette excellente femme. Si je m’étais nommé, je ne sais quels scrupules vous auraient peut-être empêchée de me témoigner cette franche et cordiale affection que vous m’avez toujours montrée ; j’aurais été pour vous le maître de cette ferme et non pas votre ami.

— L’amitié n’est sûre, n’est possible, qu’entre pareils, monsieur le comte, dit madame Kerouët d’un air froid.

— Mais en quoi nos positions sont-elles dépareillées à cette heure ? Si mon amitié vous a plu jusqu’ici, pourquoi changer nos relations ?… pourquoi oublier quatre ou cinq mois d’intimité charmante ?…

— Je ne les oublierai pas, monsieur le comte ; mais elles feront place à des sentiments plus convenables à la modeste position de Marie et de moi.

Une fille de ferme vint chercher madame Kerouët pour la prier de se rendre auprès de Marie.

Elle me salua respectueusement et sortit.

Je quittai la métairie dans un violent accès de colère contre mon régisseur…

Puis je réfléchis qu’après tout cet incognito ne pouvait toujours durer, et que cette découverte, en choquant d’abord Marie, ne pouvait en rien altérer son amour pour moi…


Cerval, 15 décembre 18…

J’ai revu Marie.

Pendant quelques jours je l’ai trouvée triste et affligée de ma dissimulation, qu’elle ne s’explique pas.

Elle m’a demandé pourquoi j’avais ainsi caché mon nom. Je lui ai répondu que sachant que des bruits, aussi faux que fâcheux, étaient parvenus jusqu’à elle et me peignaient sous les couleurs les moins favorables, j’avais préféré garder l’incognito.

Elle m’a cru difficilement ; mais enfin je suis parvenu à chasser de son esprit ces impressions malheureuses.

Quoique madame Kerouët me boude encore quelquefois, nos relations, d’abord un peu refroidies, ont repris tout leur charme.


Cerval, 20 décembre 18…

Marie m’aime… elle m’aime ! je n’en puis plus douter. Que cette date vive à jamais dans mon cœur !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Cerval, 30 décembre 18…

Quel événement !… non, non, mille fois non ; elle ne quittera pas ce pays. Maintenant j’ai le droit de veiller sur son avenir, jamais je ne l’abandonnerai…

Ce matin un valet de ferme est arrivé au château.

Il m’apportait un billet de Marie.

Elle me priait de venir à l’instant même.

Une heure après j’étais à la métairie.

Je trouvai Marie en larmes, ainsi que sa tante.

— Qu’avez-vous ? m’écriai-je.

— Dans cette lettre, dit madame Kerouët, M. Duvallon nous écrit qu’il arrive aujourd’hui pour chercher Marie, par ordre de M. Belmont.

— Et vous la laisserez partir ? m’écriai-je. Et vous consentirez à partir, Marie ?…

Marie, pale comme une morte, passa les mains sur ses yeux, et s’écria : — Quel réveil ! mon Dieu, quel réveil ! je suis perdue !…

Je fis un signe expressif à Marie. Sa tante, toute préoccupée de ses regrets, ne l’avait pas entendue.

— Ah ! mon Dieu, disait madame Kerouët, quitter mon enfant ! je n’en aurai jamais la force.

— Vous ne la quitterez pas, vous ne pouvez pas la quitter, bonne mère ! et surtout pour la remettre entre les mains d’un homme comme ce Duvallon.

— Hélas ! monsieur, quelle objection pouvons-nous faire ? M. Duvallon n’est-il pas l’ami intime de M. Belmont ? n’a-t-il pas ses ordres ?

— C’est justement parce qu’il est l’ami intime de M. Belmont qu’il faut vous défier de cet homme.

Marie et madame Kerouët me regardèrent avec étonnement. Je continuai : Écoutez-moi, vous, madame Kerouët, vous. Marie. Laissez-moi recevoir M. Duvallon ; je me charge de lui parler et de lui faire entendre raison. Quand doit-il arriver ?

— S’il arrive, comme il l’annonce, par la diligence de Bourges, il sera ici aujourd’hui à trois heures, me dit madame Kerouët.

— Ne promettez rien ; envoyez-le moi, espérez et espérons…

Et répondant à un signe muet de Marie, je sortis.

Tantôt, à cinq heures, j’ai entendu le bruit d’une carriole dans la cour du château. Je n’ai pu réprimer un mouvement de colère ; j’ai senti mes tempes battre violemment…

On a annoncé M. Duvallon.

J’ai vu entrer un homme robuste, de haute taille, paraissant avoir cinquante ans environ ; son teint était coloré, son air dur, son maintien vulgaire, mais assuré ; sa mise celle d’un Français en voyage, c’est-à-dire sordide.

Je lui ai fait signe de s’asseoir : il s’est assis.

— Monsieur, lui dis-je, je vous demande pardon de vous avoir dérangé ; mais je suis chargé par madame Kerouët, qui tient à bail une de mes métairies, et qui a quelque confiance en moi…

— Parbleu ! sa nièce aussi a confiance en vous, et beaucoup, s’écria cet homme en m’interrompant grossièrement.

— C’est vrai, monsieur, dis-je en me contenant ; car j’ai l’honneur d’être des amis de madame Belmont…

— Et moi des amis de M. Belmont ! monsieur, et comme tel je suis chargé par lui de ramener sa femme à Nantes, où elle restera sous la surveillance de mon épouse, jusqu’au retour de mon ami Belmont, qui ne peut tarder beaucoup.

— Vous êtes l’ami intime de M. Belmont ? dis-je à M. Duvallon en le regardant fixement. Savez-vous bien quel est cet homme ?

— Cet homme… cet homme en vaut un autre, mordieu ! s’écria Duvallon en se levant avec vivacité.

Je restai assis.

— Cet homme est un brigand, monsieur ! cet homme est un assassin, monsieur ! et j’accentuai d’un regard impérieux et résolu chacune de ces inculpations.

— Si vous n’étiez pas chez vous !… me dit Duvallon en fermant ses poings.

— Je ne suis pas un enfant, monsieur, et vos menaces sont ridicules. Parlons net, et finissons : la preuve que votre ami est un assassin, c’est que j’ai été blessé par lui à bord d’un yacht qu’il a attaqué dans la Méditerranée : est-ce clair ? La preuve que votre ami est un brigand, c’est que j’étais à bord du même yacht, lorsqu’il l’a fait lâchement naufrager sur les côtes de l’île de Malte : est-ce clair ? Enfin, les preuves que ces accusations sont fondées, c’est que l’ambassadeur d’Angleterre en France, c’est que le ministre des affaires étrangères, instruits par moi de la présence de ce misérable à Paris, ont provoqué les mesures qui eussent amené son arrestation, si vous ne l’aviez dérobé à la justice le jour de son mariage : est-ce clair, monsieur ?

Duvallon me regardait d’un air stupéfait ; il se mordait les lèvres avec rage. Je continuai :

— Ni madame Belmont ni sa tante ne savent un mot de tout ceci, monsieur ; mais je vous déclare que si vous insistez désormais pour enlever madame Belmont et sa tante, je leur apprendrai tout, et en même temps je leur donnerai le conseil à toutes deux de mettre cette discussion entre les mains de la justice…

— Mille tonnerres ! s’écria Duvallon en frappant du pied, tout ça n’est pas vrai… J’emmènerai cette péronnelle sous votre nez, mort-Dieu ! ou vous verrez beau jeu.

— Si vous n’étiez pas l’ami intime de Belmont, vous payeriez cher votre démenti et votre menace… Sortez d’ici, monsieur.

— Osez donc, osez donc me faire sortir ? dit l’ancien corsaire en faisant un pas vers moi d’un air menaçant.

Mais, comparant sans doute son âge au mien et sa force à la mienne, il se contint, et me dit avec une fureur concentrée : — Vous voulez donc vous opposer à ce que j’emmène votre maîtresse ? je conçois ça… mais moi, j’ai dit que je l’emmènerais et je l’emmènerai, mort-Dieu !… Est-ce que je ne sais pas tout ce qui se passe ? est-ce que je ne sais pas les cadeaux que vous lui avez faits ? est-ce que ça ne m’explique pas les lettres de remercîments de ces deux sottes, auxquelles je ne comprenais rien, et que je recevais à propos de toutes sortes de choses de luxe ?… Mais ça va finir, entendez-vous ? Belmont arrive, et, en attendant, j’emmène aujourd’hui la donzelle, de gré ou de force.

Ne voulant pas répondre à cet homme, je sonnai.

— Pierre, dis-je à un domestique, vous allez faire seller deux chevaux, un pour moi et un pour Georges qui me suivra ; vous direz aussi