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plus directs entre Marie et moi, en lui rappelant avec tendresse mille souvenirs de nos promenades et de nos entretiens.

Marie, émue, troublée, me regarda d’un air mécontent.

Je m’arrêtai…

— Je ne voulais pas vous interrompre, monsieur Arthur, me dit madame Kerouët, car je trouve que vous n’avez jamais mieux lu qu’aujourd’hui.

Puis, posant sa quenouille, elle dit naïvement :

— Ah ! j’avoue qu’il faudrait qu’une femme fût de rocher pour ne pas avoir pitié d’un amoureux qui parle ainsi. Je ne m’y connais pas, mais il me semble qu’on ne pouvait pas dire autre chose que ce qu’Ivanhoé dit là… tant c’est vrai et naturel…

— Oh ! c’est très-beau, en effet, dit Marie ; mais monsieur Arthur doit être fatigué : je vais lire à mon tour.

Et prenant, presque malgré moi, le livre que j’avais sur les genoux, elle chercha le passage improvisé, et ne l’y trouva pas.

— Les pages que vous venez de nous lire sont si belles que je voudrais les relire, me dit méchamment Marie.

— Tu as raison, Marie, dit sa tante ; moi aussi, je les entendrais avec plaisir encore une fois.

— Ah ! mon Dieu, déjà dix heures ! m’écriai-je pour sortir d’embarras. Il faut que je parte…

— C’est vrai… déjà ! dit madame Kerouët en regardant sa pendule.

Ordinairement, au moment de mon départ, Marie allait à la fenêtre pour voir quel temps il faisait : cette fois elle resta immobile.

Sa tante lui dit : — Mais vois donc s’il neige, mon enfant.

Marie se leva et revint dire : — Il neige beaucoup.

— Il neige beaucoup… comme tu dis cela avec indifférence ! Pense donc que monsieur Arthur a trois lieues à faire en pleine nuit, en pleine forêt.

Je cherchai le regard de Marie. Elle détourna la vue ; je lui dis tristement : — Bonsoir, madame.

— Bonsoir, monsieur Arthur, me répondit-elle sans jeter les yeux sur moi.

J’entendis le hennissement d’impatience de mon vieux Blak, que m’amenait un garçon de ferme.

J’allais sortir de la chambre, lorsque Marie, profitant d’un moment où sa tante ne pouvait la voir, s’approcha de moi et, me prenant la main, me dit avec une émotion profonde :

— Je vous en veux beaucoup… vous ne savez pas tout le mal que vous me faites !

Ces mots n’étaient pas un aveu, et pourtant, malgré la nuit, malgré la neige, je rentrai à Cerval la joie dans le cœur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De cette soirée data mon premier espoir.

Il y a huit jours de cela.

Demain est le jour anniversaire de la naissance de Marie, jour solennel où nous devons inaugurer le mystérieux cabinet de la tourelle.


CHAPITRE LXIII.

Le portrait.


Cerval, 10 décembre 18…

Je puis à peine croire ce que j’ai vu aujourd’hui.

Bizarre destinée que la mienne !

Ce matin, ainsi que nous en étions convenus, je me suis rendu à la ferme.

C’était l’anniversaire de la naissance de Marie ; elle devait me permettre l’entrée du cabinet mystérieux qu’elle occupe dans une des tourelles. C’est là qu’elle a fait placer la harpe et le piano récemment arrivés de Nantes.

— Venez voir ma retraite, me dit Marie après déjeuner.

Nous montons dans la tourelle avec madame Kerouët.

Nous entrons : que vois-je ?

En face de moi, dans un large cadre doré, le portrait du pirate de Porquerolles ! du pirate de Malte !

— Comment avez-vous ce portrait ?… Savez-vous quel est cet homme, m’écriai-je en m’adressant aux deux femmes qui me regardaient avec le plus grand étonnement.

— C’est moi qui ai peint ce portrait, et cet homme est M. Belmont, me dit naïvement Marie.

M. Belmont !!!

— Sans doute, c’est mon mari. Mais qu’avez-vous donc, monsieur Arthur ? Pourquoi cette surprise, cette stupeur ?

— Avez-vous rencontré M. Belmont quelque part ? me demanda madame Kerouët.

Je croyais rêver ou être la dupe d’une ressemblance extraordinaire.

— En effet, dis-je à madame Kerouët, j’ai déjà rencontré M. Belmont en voyage… ou plutôt quelqu’un qui lui ressemblait beaucoup… Car certaines circonstances ne me permettent pas de croire que la personne dont je veux parler soit effectivement le M. Belmont dont voici le portrait.

— Il y a un moyen bien simple pour savoir si votre Belmont est le nôtre, c’est-à-dire celui du portrait. Comment a-t-il les dents, votre M. Belmont ? me dit la tante de Marie.

Plus de doute, c’était lui ! pensai-je. — Il a les dents comme personne ne les a, lui dis-je, très-aiguës et très-séparées.

— C’est cela même, dit madame Kerouët en riant. Aussi, en plaisantant, nous l’appelions l’ogre.

C’était bien lui !!!

Tout s’expliquait clairement.

Au bal du château, l’ambassadeur d’Angleterre m’avait averti qu’on était sur les traces du pirate et qu’où espérait l’atteindre ; ce bal avait lieu vers le milieu de janvier, époque à laquelle Belmont était revenu à Nantes pour presser son union avec Marie.

Notre rencontre aux Variétés et la crainte d’être découvert avaient sans doute causé l’inquiétude que madame de Kerouët avait remarquée en lui depuis cette époque.

Aussi, sans l’avis qui le prévint de l’arrivée du commissaire et de l’officier de gendarmerie, ce misérable aurait été arrêté le jour même de son mariage. Enfin, je comprenais parfaitement que M.|Duvallon}}, témoin du pirate, l’eût montré aux yeux de Marie et de sa tante comme une victime politique, afin de leur cacher la véritable cause des poursuites qu’on exerçait contre lui.

Ce Duvallon savait-il le métier infâme de Belmont ? ou avait-il aussi été abusé par lui ?

Toutes ces pensées se heurtèrent confuses dans ma tête, et me préoccupèrent tellement, que je quittai la ferme beaucoup plus tôt qu’à l’ordinaire, prétextant une migraine, et laissant Marie et sa tante inquiètes et chagrines de mon brusque départ.

Ce jour, qui devait être une sorte de petite fête pour nous, finit ainsi bien tristement.

Que dois-je faire ?

J’aime Marie de toutes les forces de mon âme. Ce n’est plus un crime de l’enlever à Belmont, à ce brigand, à cet assassin ; c’est une noble, c’est une généreuse action.

Marie a été indignement trompée. Sa famille a cru l’unir à un brave et honnête marin, et non pas à un homme infâme. Ce mariage est nul devant la raison et devant l’honneur, il doit être nul aussi devant les hommes ! Aujourd’hui même j’apprendrai tout à ces malheureuses femmes…

Mais me croiront-elles ? Quelles preuves leur donnerai-je de ce que j’avance ?

Et puis il y a dans cette dénonciation de ma part quelque chose de bas qui me répugne.

Après tout, Marie est légitimement la femme de Belmont, j’aime Marie… cet amour met presque cet homme à mon niveau.

Maintenant c’est une lutte ouverte entre lui et moi. J’ai déjà l’avantage puisqu’il est absent ; il n’est pas loyal d’augmenter encore mes chances par une délation.

Enfin, si Marie m’aime assez pour vaincre ses scrupules, pour oublier ses devoirs envers un homme qu’elle croit honnête et bon, ne serai-je pas plus orgueilleux de mon bonheur que si elle croyait ne me sacrifier qu’un homme indigne d’elle, qu’un homme que la justice peut chaque jour réclamer comme sa proie ?

Décidément, je ne dirai rien.

Mais si cet homme revient ? Mon Dieu, quelle affreuse idée !

Marie est sa femme, après tout, et c’est le hasard seul qui l’a préservée de la souillure de cet homme infâme.

Mes scrupules sont fous, sont stupides. Je ne sais pourquoi j’hésite à tout dire à Marie.

Mais à quoi bon ? Cette confidence préviendra-t-elle, empêchera-t-elle le retour de cet homme ?

D’un moment à l’autre, il peut arriver.

Que faire, que faire ?


Cerval, 12 décembre 18…

Mon incognito est découvert, Marie sait qui je suis.

Hier, je suis allé à la ferme.

J’étais toujours dans l’irrésolution sur ce que je devais dire relativement au pirate.

Nous causions avec Marie et sa tante, lorsque mon régisseur est entré.

Je suis devenu très-rouge, très-embarrassé : le bourreau ne s’en est pas aperçu ; il m’a fait un respectueux et profond salut.

— Tiens, vous connaissez M. Arthur ? lui a demandé madame Kerouët.

— Si j’ai l’honneur de connaître monsieur le comte ? a répété le régisseur avec étonnement.