Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/250

Cette page a été validée par deux contributeurs.

bonne fois pour toutes que vos colloques, que vos verbiages continuels avec tous ces ennuyeux et suffisants personnages me déplaisent et m’impatientent au delà de toute expression… Jamais je ne vous trouve seule, vous êtes toujours entourée de ces gens-là, qui trouvent fort commode de faire de votre salon une succursale de leur chancellerie… J’aimerais mille fois mieux que vous fussiez entourée de jeunes gens les plus élégants et les plus spirituels, dussiez-vous vous montrer pour eux aussi coquette que madame de V*** ! Au moins, je pourrais être jaloux de quelqu’un ; je pourrais lutter de soins et de tendresse avec un rival… Mais ici, contre qui voulez-vous que je lutte ? À qui m’en prendre ? aux nations… Or, je vous déclare que je ne trouve rien de plus pitoyable, de plus humiliant, que d’être réduit à être jaloux de l’Europe, ou à disputer le cœur de la femme que j’aime aux orateurs de la chambre… ainsi que je le fais encore aujourd’hui.

— Mon ami… parlez-vous sérieusement ? me dit madame de Fersen avec une incertitude à la fois timide, craintive et un peu railleuse, qui m’eût paru charmante, si Catherine n’eût pas été désespérément belle, et si certaines contrariétés ne vous rendaient pas aussi fous que méchants. D’ailleurs, la question de madame de Fersen m’exaspéra, car elle me fit apercevoir que ma colère était véritablement fort près d’être comique.

— Les cœurs dévoués, les esprits généreux devinent les impressions et n’interrogent pas… Si vous en êtes réduite à me demander ce que j’éprouve, je vous plains… Quant à moi, je suis plus pénétrant… et je ne comprends que trop… que vous ne m’aimez pas…

— Je ne vous aime pas ! dit madame de Fersen en joignant les mains avec une stupéfaction douloureuse ; puis elle répéta de nouveau : Je ne vous aime pas… vous me dites cela… à moi ?…

— Si vous m’aimiez, vous me sacrifieriez tout cet entourage que je hais, parce qu’il me gêne, parce qu’il est inutile, parce qu’il vous oblige à fausser votre esprit. Si vous m’aimiez, enfin, vous sacrifieriez la satisfaction de votre amour-propre à mon bonheur.

— Mon amour-propre… c’est par amour-propre que je conserve… que je cultive ces relations ! Mon Dieu ! faut-il vous répéter, Arthur, ce que je ne dis jamais sans honte et sans douleur… J’ai été bien coupable, au moins laissez-moi tout faire pour ne pas aggraver ma faute.

— Nous voici aux remords, lui dis-je durement, la rupture n’est sans doute pas loin… mais vous pourrez être prévenue…

— Ah ! que dites-vous là ?… c’est affreux ; l’ai-je donc mérité !!! s’écria Catherine les yeux baignés de larmes.

— Son Excellence monseigneur l’ambassadeur de Russie, annonça le valet de chambre.

Madame de Fersen n’eut, que le temps de disparaître derrière la portière du salon et d’entrer dans sa chambre à coucher.

— J’attends comme vous madame de Fersen, dis-je à M. P. de B*** ; elle est sans doute encore à sa toilette… Vous allez à la chambre, je crois ?

— Oui… rien ne sera plus brillant et plus intéressant que cette séance ; on dit que Benjamin Constant, Foy et Casimir Périer doivent prendre la parole, et M. de Villèle leur répondra.

Catherine entra calme et posée, comme s’il ne se fût rien passé entre nous.

Son empire sur elle-même me révolta.

Après quelques paroles insignifiantes, M. P. de B*** lui fit observer qu’il était tard, et qu’il fallait partir pour trouver encore quelques places dans la tribune diplomatique. Il offrit son bras à madame de Fersen, qui me proposa de les accompagner, appuyant cette demande d’un regard suppliant auquel je fus insensible.

Je sortis de chez madame de Fersen irrité, mécontent d’elle et de moi…

Je me fis descendre aux Tuileries pour me promener.

Par hasard je rencontrai Pommerive.

Je ne l’avais pas vu depuis mon départ de Paris. J’étais si triste, si maussade, que je ne fus pas fâché de trouver une distraction à mes pensées.

— D’où venez-vous donc, monsieur de Pommerive ? lui dis-je.

— Ne m’en parlez pas… j’ai été passer trois mois en Franche-Comté, à Saint-Prix, chez les d’Arancey… c’est révoltant !

— Ceux-là sont pourtant assez riches pour vous faire faire de ces excellents dîners que vous aimez tant, et dont vous vous montrez si reconnaissant, monsieur de Pommerive.

— La seule manière de prouver qu’on est reconnaissant d’un bon dîner, c’est de le manger avec plaisir, dit le cynique ; aussi je ne me plains pas de la table de d’Arancey : on y fait une chère de fermier général. Le père d’Arancey a pardieu bien assez volé dans les fournitures et partout ; il a assez démoli de châteaux, assez fait de banqueroutes frauduleuses et autres, pour que son impertinent de fils puisse afficher ce luxe-là… À propos, vous savez qu’il s’appelle d’Arancey comme moi Jéroboam ! Il s’appelle tout bonnement quelque chose comme Polimard ; or, ce nom roturier a offusqué ce monsieur, et, au moyen d’une légère modification, en substituant fort adroitement d’Aran à Poli, et cey à mard, il a ainsi changé le beau nom de Polimard en d’Arancey… Il aime mieux ça… Vous me direz que ce fils de banqueroutier n’avait aucun motif pour tenir à son nom, vu qu’il n’en avait pas du tout, n’ayant pas été reconnu par le Polimard père, mort victime d’une épizootie qui désola son département… mais ce n’est pas une raison pour prendre le nom des d’Arancey, et, qui pis est, leurs armes, que son impudente et vulgaire petite femme appelle, ma foi, ses armes ! et qu’elle fait mettre, je crois, jusque sur les tabliers de ses filles de cuisine. Voilà qui est joliment agréable pour le blason des d’Arancey, dont le nom est malheureusement éteint ; car, sans cela, ce serait à faire fouetter et marquer les Polimard mâle et femelle, ainsi qu’aurait dû l’être le père Polimard, premier du nom !

Je n’eus pas cette fois le courage de blâmer Pommerive : ces gens-là étaient en effet de si grossiers parvenus, leur effronterie était si bourgeoise, leur insolence de laquais si ridicule, que je les lui abandonnai de bon cœur. — Mais qui vous a donc révolté chez vos excellents amis, monsieur de Pommerive ?

— Tout… parce que tout est bien, et que la présence de ces êtres-là sait tout gâter ! Au milieu de ce ménage de petites gens, je croyais toujours être avec le régisseur et la femme de charge de quelque grand seigneur absent, qui faisaient chère-lie en l’absence de leur maître… Mais ce n’est pas tout… est-ce que ce Polimard d’Arancey ne s’était pas imaginé d’avoir un équipage de chasse !… est-ce qu’il n’avait pas osé prendre pour premier piqueur le fameux la Brisée, qui sortait de la vénerie de monseigneur le duc de Bourbon ! Mais vous sentez bien que j’ai fait tant de houle à la Brisée de donner à courre à un M. Polimard, que je l’ai fait déserter, en le recommandant au marquis D. H***, chez lequel il serait au moins honorablement placé et apprécié.

— Je vois, monsieur de Pommerive, que vous êtes peu changé. Vous êtes toujours le plus bienveillant des hommes…

— Mais vous… que faites-vous ? Toujours homme d’État ? diplomate ? Ah ! à propos de diplomate, est-ce que vous allez encore chez cet imbécile de prince russe, cette mauvaise doublure de Pothier et de Brunet ? Moi, je ne remets plus les pieds chez lui, c’est-à-dire chez sa femme, car, lui, il nous a fort heureusement débarrassés de sa personne.

— Et pour quelle raison madame la princesse de Fersen est-elle donc privée de l’honneur de vous voir, monsieur de Pommerive ?

— Pourquoi ?… parce que je fais généralement comme tout le monde ; et, à l’exception des diplomates et de quelques étrangers, personne de la société ne met plus les pieds chez la princesse.

— Et pourquoi cela ? demandai-je machinalement à M. de Pommerive.

— Parbleu ! ce n’est pas un secret ; tout le monde le sait : c’est que cette belle Moscovite est tout bonnement une espionne dans le grand style…


CHAPITRE LXI.

Dernière soirée.


Encore un effort, et cette cruelle tâche sera accomplie…

En vain j’interroge ma mémoire, je ne me rappelle plus ce que je dis à Pommerive, je ne crois même pas lui avoir répondu.

Je me souviens seulement que je ne me sentis ni indigné ni irrité, comme je l’eusse été si cet homme m’avait paru proférer une calomnie ou une insulte ; au contraire… je restai anéanti devant cette épouvantable accusation ! elle éclaira tout à coup le passé d’une lueur sinistre… elle éveilla brusquement mes doutes implacables, dont je sentis aussitôt les morsures aiguës.

La douleur me donna le vertige…

Je rentrai machinalement chez moi, retrouvant ma route par instinct.

Peu à peu je mis de l’ordre dans mes idées.

J’avais déjà tant souffert pour des causes pareilles, que je voulus lutter de toutes mes forces contre ce nouveau doute.

J’espérais dégager la vérité de l’erreur, en soumettant le passé à l’horrible interprétation qu’on donnait à la vie de madame de Fersen.

Armé de cette accusation infâme, froid et calme comme un homme qui va jouer sa vie et son honneur sur une chance, je me mis à cette œuvre de détestable analyse…

Cette fois aussi j’écrivis mes pensées pour les éclaircir ; je retrouve cette note.

Elle contraste cruellement avec les pages radieuses… avec ces jours de soleil, autrefois tracés au Bocage.


Paris, 13 décembre.

Examinons les faits.

On accuse madame de Fersen d’être espionne

Quelle créance sa conduite peut-elle donner à ce soupçon infâme ?

Je rencontre Catherine à Khios. Après quelques jours d’intimité, je hasarde un aveu qu’elle repousse sévèrement ; alors je l’entoure de pré-