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séparer de moi, s’y trouvait toujours en tiers avec nous, et nos entretiens de la galerie continuèrent de la sorte jusqu’à Paris.

La veille de notre arrivée je voulais, malgré la promesse que j’avais faite à madame de Fersen, tenter un nouvel aveu.

J’avais jusqu’alors scrupuleusement tenu ma parole, parce que je craignais, en y manquant, de perdre les avantages du tête-à-tête pendant la route.

Tout mon espoir avait été de devenir, au moins pour Catherine, une des habitudes de sa pensée, et d’intéresser ou de captiver assez son esprit pour que peu à peu ma présence ou mon absence lui devinssent sensibles.

Ce but, je le croyais atteint ; j’aimais profondément madame de Fersen, j’avais un excessif désir de lui plaire, et, sauf le mot d’amour que je ne prononçais jamais, je mettais dans mes soins pour elle tout l’empressement, toute la tendresse de l’amant le plus passionné.

Sans rechercher beaucoup ma conversation, je m’étudiais à ne parler à Catherine que de sujets nouveaux pour elle.

Elle ne connaissait ni Paris, ni la France, ni l’Angleterre, ni l’Espagne, que je connaissais à merveille. Je tâchais donc de l’amuser par mes récits, par les tableaux que je lui faisais des mœurs, des habitudes de ces nations.

J’y parvenais presque toujours et je m’apercevais de ce succès, à l’attention réfléchie, aux questions bienveillantes que faisaient naître mes paroles ; alors, malgré moi, je trahissais mon bonheur et ma joie d’avoir réussi à l’intéresser.

Madame de Fersen avait beaucoup trop de tact pour ne pas s’apercevoir de la vive impression qu’elle continuait de faire sur moi ; aussi paraissait-elle me savoir gré de ma réserve.

Toutes les fois surtout que je trouvais moyen, sans trop chagriner Irène, d’éluder les rapprochements que la singulière affection de cette enfant pour moi faisait naître à tout moment, madame de Fersen me remerciait par un coup d’œil enchanteur.

Ainsi, un des grands plaisirs d’Irène était de me prendre la main et de la mettre dans les mains de sa mère, puis de nous regarder silencieusement.

Cette légère faveur m’eut été bien douce, si je l’avais due à un tendre mouvement de madame de Fersen ; mais, ne voulant pas la surprendre ainsi, chaque fois qu’Irène avait cette fantaisie, je portais aussitôt ses petits doigts à mes lèvres, sans lui donner le temps de mettre ma main dans celle de sa mère.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La veille du jour de notre arrivée à Paris, j’étais donc décidé à risquer un nouvel aveu, lorsqu’un incident bizarre, qui semblait devoir m’encourager à cette démarche, me donna des pensées contraires.

Je n’avais pas encore pu pénétrer si madame de Fersen était ou non jalouse de l’attachement de sa fille pour moi ; si quelquefois elle m’en avait parlé d’une manière fort moqueuse et fort gaie, d’autres fois au contraire ç’avait été avec tristesse et presque avec amertume.

Ce jour-là, Irène, en tiers avec nous dans la voiture de sa mère, lui avait demandé si j’aurais une belle chambre à Paris.

Je m’étais hâté de répondre à l’enfant que j’habiterais dans ma maison à moi, et non pas dans la sienne.

À ces mots, selon son usage, Irène s’était mise à pleurer silencieusement.

Madame de Fersen, voyant ses larmes, s’écria avec une impatience chagrine : — Mon Dieu ! qu’a donc cette enfant ? pourquoi vous aime-t-elle ainsi ? C’est odieux !

— Elle m’aime peut-être par la même raison qui lui faisait aimer Ivan, lui dis-je

Comme madame de Fersen ne semblait pas me comprendre, je lui expliquai alors le sens que j’attachais à ces paroles, en lui parlant de la tradition sanscrite.

Madame de Fersen crut que je raillais.

J’ai dit que cette tradition était écrite dans un livre rempli de notes de la main de mon père, relatives à un de ses voyages en Angleterre.

Heureusement ce manuscrit se trouvait dans ma voiture, car récemment j’avais cherché quelques renseignements dans ces notes, afin d’expliquer à madame de Fersen la perpétuité de certains usages d’Écosse.

À un relais, j’allai chercher le manuscrit et je le montrai à madame de Fersen.

Sa date était si précise, l’écriture était si ancienne que Catherine ne pouvait douter de son authenticité.

Je n’oublierai jamais le regard voilé de larmes que madame de Fersen attacha longtemps sur moi en laissant retomber le livre sur ses genoux.

Sans doute elle éprouvait l’émotion étrange que je ressentis, lorsque je rapprochai l’affection d’Irène pour Ivan, et la mort de celui-ci, de la lettre de cette étrange tradition :

« Les gens qui doivent périr d’une mort fatale savent charmer les enfants et les fous ! »

Irène avait pour moi le même attachement qu’elle avait eu pour Ivan, mon sort ne pouvait-il pas être celui d’Ivan ?

Pour comprendre d’ailleurs tout l’intérêt que cette découverte inspirait à madame de Fersen, il faut savoir que très-souvent je lui avais avoué naïvement que j’étais extrêmement superstitieux, ce qui est vrai, et de plus j’avais même éveillé en elle quelques germes de la même faiblesse, en lui racontant beaucoup d’histoires singulières qui l’avaient fort impressionnée.

Je l’avoue, il me sembla lire dans le regard de madame de Fersen, dans son émotion, dans son trouble, plus que de l’amitié, plus que l’expression d’un regret touchant.

Ivre d’espoir, un nouvel aveu me vint aux lèvres, mais heureusement je le retins, car j’aurais commis une faute irréparable.

Si les sentiments de madame de Fersen étaient véritablement tendres, n’eût-il pas été stupide à moi d’en avertir sa vigilante vertu, qui eût étouffé sous l’impérieuse volonté du devoir ce vague et premier instinct d’amour qui s’éveillait dans son cœur ?

Si, au contraire, l’intérêt que madame de Fersen me témoignait était simplement amical, ma présomptueuse croyance m’eût couvert de ridicule à ses yeux.

Le tour que prit bientôt la conversation amena naturellement une proposition que je voulais faire à madame de Fersen, autant dans l’intérêt de sa réputation que dans l’intérêt de ma tendresse.

Nous causions d’Irène.

— Pauvre enfant, dis-je à sa mère, comment, maintenant, pourra-t-elle se déshabituer de me voir ?

— Mais elle conservera, je l’espère pour elle et pour moi, cette douce habitude, me répondit Catherine ; car il est bien convenu qu’une fois à Paris, nos entretiens de la galerie, comme nous les appelons, continueront toujours. La position de M. de Fersen et la mienne étant des plus indépendantes à la cour de France, je ne serai soumise qu’aux devoirs que je voudrai bien m’imposer, et je vous assure que nulle distraction, nul plaisir ne me feront manquer à ces amicales et bonnes causeries de chaque jour, si toutefois, ajouta madame de Fersen en souriant, si toutefois vos anciens amis vous laissent le loisir de penser aux nouveaux… Mais je compte beaucoup sur ma qualité d’étrangère, et sur votre galanterie toute française, pour vous forcer à être mon cicérone, et à me faire les honneurs de Paris, car je ne veux rien voir, rien admirer que guidée par vous.

Il me fallut, je l’avoue, un grand courage, un grand amour, une grande terreur des flétrissantes calomnies du monde, pour venir renverser l’avenir charmant que madame de Fersen rêvait pour nous deux.

Après quelques minutes de silence : — Madame, lui dis-je avec une tristesse, avec une émotion profondes, vous ne mettez pas en doute… mon respectueux attachement pour vous ?

— Quelle question ! mais j’y crois fermement au contraire. Oui… j’y crois… je serais malheureuse de ne pas y croire.

— Eh bien ! madame, permettez à un ami vrai… dévoué… de vous dire… ce qu’il dirait à une sœur ; et puis, quand vous m’aurez entendu, ne vous laissez pas entraîner à votre première impression, car elle me sera peu favorable… mais la réflexion vous prouvera bientôt que ce que je vais vous dire m’aura été dicté par l’affection la plus sérieuse et la plus sûre.

Mais parlez… je vous prie… parlez… vous m’effrayez.

— Jamais, jusqu’ici, madame, vous n’avez connu la calomnie ; elle ne devait pas, elle ne pouvait pas vous atteindre. C’est cette confiance souveraine dans l’élévation de votre caractère, dans le respect qu’il a toujours inspiré, qui vous a empêchée de craindre la médisance. Pourtant, croyez-moi, madame… si j’acceptais cet adorable avenir d’intimité que vous me proposez… l’irréprochable pureté de vos principes ne saurait vous garantir des attaques les plus perfides.

— Jamais je ne sacrifierai mes amis à la crainte, ma conscience me suffit, me dit madame de Fersen avec l’insouciance courageuse d’une femme sûre d’elle-même.

— Et qu’en savez-vous, madame ? m’écriai-je ; avez-vous lutté, pour être si certaine de vaincre ? Jamais !… Jusqu’ici la rayonnante pureté de votre vie a suffi pour vous défendre. En quoi auriez-vous pu donner prise à la calomnie ? Mais songez donc que je suis venu de Khios avec vous ! de Toulon à Paris avec vous ! Je suis absolument sans conséquence, je le sais ; vous me connaissez maintenant assez pour ne pas croire que j’exagère mon importance par une misérable et sotte fatuité. Mais qu’est-ce que cela fait au monde pourvu qu’il médise ?… Ne sait-il pas d’ailleurs que sa médisance sera d’une portée d’autant plus odieuse, que l’objet du coupable amour qu’il suppose sera moins digne de cet amour ? Nos sociétés seront les mêmes, madame, chaque jour on me verra chez vous, on me verra dans les promenades avec vous, dans le monde avec vous ; et vous croyez, et vous voulez que la jalousie, que l’envie, que la haine ne saisissent pas cette précieuse occasion de se venger de votre esprit, de votre beauté, de votre grande position ! et, par-dessus tout, de votre éclatante vertu, la plus précieuse perle de votre noble couronne !… Mais n’y songez pas, madame ; le type de nos juges-bourreaux a dit : Donnez-moi quatre lignes de l’écriture du plus honnête homme du monde, et je me charge de le faire pendre !… Le monde, cet autre juge-bourreau, peut dire avec la même assurance : Donnez-moi quatre jours de la vie de la plus honnête femme du monde, et je me charge de la déshonorer.

Depuis longtemps madame de Fersen me regardait avec un étonnement qu’elle ne pouvait dissimuler ; elle parut d’abord presque choquée de mon refus et de mes observations.

Je m’y étais attendu… Pourtant ses traits prirent une expression plus bienveillante ; et elle me dit avec une nuance de froideur :