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Enfin, je me trouve dans une perplexité étrange… Que faire ? Si je dois rester ici avec des regrets, si la vie que je mènerai désormais à Khios doit m’être pesante, autant me résoudre à l’instant à quitter l’île… M. de Fersen m’a fort obligeamment proposé de me prendre avec lui pour retourner en France…

Je ne sais que faire… je verrai… D’ailleurs, du Pluvier vient demain déjeuner avec moi ; je compte l’interroger sur madame de Fersen.


CHAPITRE XLV.

Le départ.


À bord de la frégate l’Alexina, octobre 18…

C’en est fait, j’ai abandonné l’île…

Hier matin, du Pluvier est venu déjeuner avec moi.

Il avait l’air singulièrement préoccupé.

— Ah çà, mon cher, m’a-t-il dit, vous vivez ici absolument en pacha… en sybarite, en véritable odalisque… C’est charmant, ma parole d’honneur, je n’en reviens pas, ni la princesse non plus.

— Comment cela ?

— Parbleu ! elle et le prince font des suppositions à perte de vue, sur les raisons qui ont pu vous engager à mener la vie que vous menez ici. La princesse surtout paraît fort intriguée ; mais comme je n’en sais rien, je n’ai pu leur rien apprendre à ce sujet.

— Mon cher du Pluvier, dites-moi, avez-vous beaucoup vu M. et madame de Fersen pendant votre séjour à Constantinople ?

— Je les ai vus très-souvent, presque tous les jours ; car l’ambassade russe était une des maisons les plus agréables de tout le quartier franc. On y jouait la comédie deux fois par semaine, et mes fonctions m’empêchaient de manquer la moindre répétition.

— Vos fonctions ?

— J’étais sous-souffleur… notre premier secrétaire était naturellement premier souffleur.

— La hiérarchie le voulait sans doute ainsi… Mais, à Constantinople, que disait-on de madame de Fersen ?

— Oh ! oh ! c’est une fière femme, allez ; une Jeanne d’Arc. Elle menait l’ambassade à la baguette ; elle faisait tout. On dit même qu’elle correspondait directement avec le czar, et, pendant ce temps-là, cet excellent prince jouait les rôles de Potier ! C’est qu’il y était parfait, dans les rôles de Potier ! Je lui ai vu jouer les Frères féroces ; c’était à crever de rire !

— Et madame de Fersen jouait-elle aussi la comédie ?

— Du tout, du tout ; elle avait bien autre chose à faire, ma foi ! Après cela, vous me croirez si vous voulez, mais on n’a jamais dit un mot… jamais un traître mot sur son compte.

— La politique l’absorbait entièrement sans doute ?

— Elle ne pensait qu’à cela ; ce qui ne l’empêchait pas d’être gaie, comme vous l’avez vue. Mais, quant au cœur… c’était un protocole sans signature.

— Vous êtes toujours infiniment spirituel, dis-je à du Pluvier, qui souriait de sa plaisanterie. — Mais qui vous fait croire à l’insensibilité de madame de Fersen ? — Parbleu ! les plaintes des gens qu’elle a repoussés : d’abord notre premier secrétaire, le souffleur en titre… Villeblanche !… Vous savez bien, Villeblanche ? Eh bien, il a perdu son temps comme les autres. Et pourtant, si quelqu’un devait réussir, assurément c’était Villeblanche.

— Qu’est-ce que c’est que Villeblanche ?

— Eh bien, c’est Villeblanche… le beau Villeblanche… Parbleu ! vous connaissez bien Villeblanche, peut-être ?…

— Mais non, vous dis-je.

— Comment, vous ne connaissez pas le beau Villeblanche, un des espoirs de notre diplomatie, un garçon rempli de moyens, à qui les relations étrangères doivent l’invention des cachets volants cire-sur-cire, dits à la Villeblanche ? Ah çà, comment se fait-il que vous ne le connaissiez pas ?

— Que voulez-vous ! il y a des ignorances comme cela.

— Mais c’est surtout au congrès de Vérone que la fortune diplomatique de Villeblanche s’est développée ; car c’est là qu’il a rendu au gouversement ce fameux service que lui seul peut-être pouvait lui rendre.

— Mais je croyais que le grand homme que la France avait le bonheur d’avoir pour la représenter à ce congrès pouvait seul revendiquer l’honneur des négociations.

— Qui ça ? Chateaubriand ?

— Oui, Chateaubriand.

— Je ne veux certainement pas rabaisser la gloire de Chateaubriand, mais, s’il a pensé, Villeblanche a agi, et Chateaubriand, avec tout son génie, n’aurait jamais pu faire ce qu’a fait Villeblanche ; et, après tout, c’est aux actes et non aux paroles qu’on doit juger les gens.

— Mais encore ?

— En vérité, je ne comprends pas que vous ne sachiez pas cela. C’est européen ! Eh bien ! sachez donc que, lors du congrès, Villeblanche, chargé des dépêches les plus importantes, est allé d’abord de Vérone à Paris, et de Paris à Madrid, où il est resté une heure ; puis de Madrid il est revenu à Paris, afin de repartir tout de suite pour Saint-Pétersbourg. Vous croyez que c’est tout ? Point… De Saint-Pétersbourg il revient à Vérone, d’où il repart à l’instant, comme l’éclair, pour Madrid en repassant par Paris… Ce n’est rien encore : de Madrid il revient pour la seconde fois à Vérone en passant par Paris, et enfin il retourne à Paris en passant par Vienne et par Berlin ; et ça, toujours comme un éclair. Voilà, mon cher, ce que c’est que le beau Villeblanche.

— Mais ça doit être un véritable livre de postes que les états de service de ce diplomate-là ? lui dis-je.

— Et penser, continua du Pluvier avec admiration, et penser que Villeblanche ne s’est jamais arrêté dans chaque capitale que le temps nécessaire pour prendre et remettre ses dépêches ! et que pourtant, en descendant de voiture, il était toujours aussi charmant, aussi fraîchement habillé que s’il eut sorti d’une boîte. C’est ce qu’aucun de ses collègues n’a pu comprendre encore, ajouta du Pluvier d’un air mystérieux. Car enfin rester près de deux mois en voiture sans débrider, reprit-il, c’est pour tout le monde horriblement échauffant, harassant, tandis que ce satané Villeblanche a trouvé, malgré cela, le moyen d’être toujours frais et pomponné. C’est stupéfiant !  !  ! Du reste, ça lui a fait horriblement d’ennemis ; c’est-à-dire de jaloux, car on parle maintenant de le nommer ministre auprès d’une cour d’Allemagne.

— Je suis de votre avis ; notre Chateaubriand, avec tout son génie, n’aurait jamais fait impunément tout ce chemin-là ; mais heureusement pour notre diplomatie que les Villeblanche y sont nombreux. Ah çà, dites-moi, comment madame de Fersen est-elle restée insensible à tant de mérite ? Elle a craint sans doute que par habitude le beau diplomate ne lui fit voir trop de chemin.

(Je déclare que je ne me permis cette plaisanterie stupide que par un sentiment d’hospitalité peut-être exagéré, que par égard pour l’intelligence de mon hôte.)

Je fus bien récompensé de ce sacrifice aux dieux du foyer, car du Pluvier me témoigna sa reconnaissance par des éclats de rire qui firent aboyer les chiens et glapir les perroquets. Quand il fut un peu calmé il reprit :

— Oui, mon cher Arthur, madame de Fersen a résisté à Villeblanche et à toute la fleur des pois de la diplomatie étrangère de Constantinople. C’est assez vous dire, hélas ! que sa vertu est hors de toute atteinte, ajouta du Pluvier avec un profond soupir.

— Pourquoi soupirez-vous ainsi ?

— C’est que la vertu de madame de Fersen me rappelle toutes les colossales vertus contre lesquelles j’ai échoué depuis que je suis dans le monde, car c’est effrayant comme les femmes sont vertueuses ! dit du Pluvier avec un air de profond découragement. Et pourtant, reprit-il, à entendre certains médisants, il n’y aurait qu’à vouloir pour pouvoir.

— En admettant, dis-je à du Pluvier pour le consoler un peu, en admettant que ces gens-là ne soient pas des médisants, mais des indiscrets, ne vaut-il pas mieux savoir comme vous, lorsque vous vous occupez d’une femme, lui inspirer l’amour le plus exalté pour ses devoirs, la rendre folle de son mari tel désagréable qu’il soit, que de lui donner le coupable désir de troubler le repos de sa famille ? Car enfin, mon cher, votre rôle est cent fois plus beau, plus flatteur que celui d’un séducteur, le bien étant beaucoup plus difficile à faire que le mal.

— Vous avez raison, c’est ce que je me dis souvent, reprit du Pluvier, c’est bien plus moral, mais je vous jure que c’est mortel à la longue. Je suis entré dans la diplomatie parce que je croyais que cette position faciliterait mes succès dans le monde. Eh bien ! pas du tout.

— J’ai senti cela comme vous. Voyant avec effroi que les principes devenaient de plus en plus rigoureux, et voulant d’ailleurs respecter les lois sociales, j’ai cherché une nature plus primitive, et je me suis établi ici, où on ne parle guère plus de certains principes et des lois sociales qu’à Otahiti.

— C’est à quoi je pensais, me dit du Pluvier d’un air méditatif. Depuis mie je vous ai vu si bien établi, il m’est venu une idée ; je me suis dit : Voyons quel est mon avenir. Si je retourne à Paris, je ne m’y amuserai certainement pas plus que je ne m’y suis déjà amusé. Je suis libre comme l’air. Ce cher comte est tout seul comme un Robinson dans son île. Un compagnon est toujours agréable, nécessaire même, car enfin on peut tomber malade ; eh bien ! comme j’aime beaucoup ce cher Arthur, prouvons-lui mon amitié : à l’œuvre on reconnaît l’artisan. Eh bien ! s’il est Robinson, soyons son Vendredi. Restons avec lui six mois, un an, dix ans, enfin tant qu’il voudra demeurer dans son île ; et vivons là, pardieu, comme une paire de sultans ! Voilà, mon cher, le fruit de mes réflexions de la nuit. Eh ! eh ! que dites-vous de cela ? Vous voyez, la nuit porte conseil… Je me déclare votre Vendredi.

J’étais épouvanté, car je n’avais jamais réfléchi à une pareille occurrence. Je fis néanmoins bonne contenance, et, pour ne pas irriter le désir de cet infernal fâcheux par la contradiction, j’eus d’abord l’air d’être ravi de son projet, mais peu à peu je fis naître mille difficultés.

Mais du Pluvier détruisait mes objections avec la plus désespérante abnégation de lui-même.

Si je lui représentais que le palais était immense, mais seulement ha-