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— Il fait si noir que je ne puis voir l’expression de vos traits, monsieur, répondit Williams, mais je suis sûr que vous riez en me disant cela.

— Je vous parle très-sérieusement, je vous jure.

— Mais, monsieur, songez donc que cela est impossible ; encore une fois, les fonctions de pilote ne sont confiées qu’à des gens très-connus ; ils ne peuvent quitter leur poste que pour venir piloter les bâtiments qui entrent dans l’île. Songez donc encore que ce mystic pirate était déjà mouillé à Porquerolles depuis plus d’un mois, lors de l’arrivée du yacht de milord aux îles d’Hyères… Songez donc que… Mais, dit Williams en s’interrompant et en me quittant, voici la lune qui se lève et se dégage des nuages ; sa clarté va nous servir pour atteindre le mouillage… Excusez-moi, monsieur, mais il me faut faire préparer les ancres.


Le combat.

Les raisons que m’avait données Williams, quoique solides en apparence, ne purent tout à fait me convaincre.

Pourtant, voyant que l’heure du débarquement approchait, et qu’en effet, au dire de gens expérimentés, la manœuvre du pilote avait été aussi prudente qu’habile, je fus forcé du moins de suspendre mon jugement, car jusqu’alors on ne pouvait faire aucun reproche à l’homme que je soupçonnais.

Le docteur monta sur le pont, me donna des nouvelles de Falmouth et me demanda des miennes.

— Le grand air me fait du bien, lui dis-je, et ma blessure me semble moins douloureuse.

— Dieu merci, dit-il, milord se trouve mieux aussi ; cette contusion aura été violente, mais ses suites de peu de durée. Tout à l’heure il vient de marcher seul. Le pilote avait raison, ajouta le docteur en me montrant les vagues ; voyez comme la mer semble se calmer à mesure que nous approchons des terres de l’île…

En effet, garanties de la violence du vent par la hauteur de la ceinture des rochers à pic qui forment la côte méridionale de Malte, les vagues s’aplanissaient de plus en plus.

Bientôt la lune, se dégageant tout à fait des nuages qui l’avaient jusqu’alors obscurcie, éclaira parfaitement une immense muraille de rochers qui s’étendait devant nous, et dont le pied était baigné par la mer.

La goëlette était alors à une portée de canon du rivage que nous prolongions ; à peu de distance de nous se tenait le bateau pilote.

— Nous allons bientôt atteindre le port de Marsa-Siroco ? lui demanda Williams, qui connaissait les différents mouillages de l’île.

— Nous y serons bientôt. Mais comme nous devons passer entre les pierres noires et la pointe de la Wardi, et que ce chenal est très-dangereux à cause des brisants, je vais, monsieur, si vous le voulez, prendre le gouvernail, dit le pilote à Williams.

D’après un signe de ce dernier, le timonier quitta la barre.

Je me rappelle cette scène comme si elle s’était passée hier.

J’étais assis sur le couronnement.

Devant moi, Williams, très-près du pilote qui prit le timon, interrogeait comme lui tour à tour la boussole, la côte et la voilure du yacht.

Le docteur, penché sur la lisse, regardait le sillage du navire… À très-peu de distance de nous, on voyait le bateau-pilote, qui me sembla ne plus faire la même route que le yacht ; cela me parut singulier…

Devant et très-près de nous s’élevait une énorme masse de rochers perpendiculaires.

Quoique la mer fût devenue plus calme, elle était encore sourdement soulevée par une forte houle dont les ondulations immenses allaient se briser sur le rivage avec un bruit formidable.

Le pilote venait de faire déployer une nouvelle voile, sans doute pour augmenter la vitesse du yacht, lorsqu’un cri d’effroi retentit à l’avant, et j’entendis ces mots :


Le duel.

— Toute la barre à bâbord !… nous sommes sur des brisants !…

Je ne sais de quelle manière le pilote obéit à cet ordre et comment il gouverna la goëlette, mais au moment où ce cri venait d’être proféré, un choc épouvantable, suivi d’un long craquement, arrêta subitement la marche du yacht.

La commotion fut si violente que moi, Williams et deux matelots, nous roulâmes sur le pont.

— Le yacht a touché ! s’écria Williams, en se relevant. Maudit soit ce pilote !…