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On concevra donc que, dans la disposition d’esprit où je me trouvais, ce voyage aventureusement entrepris devait quelquefois me sembler pénible.

Nous avions marché toute la nuit. Nous nous trouvions éloignés de quarante lieues de Paris. Falmouth s’éveilla bientôt, me serra la main et me dit : — La nuit porte conseil. Maintenant je réfléchis qu’après tout mon projet peut vous sembler fort stupide. Aussi, je veux vous dire mon secret pendant que nous sommes encore assez près de Paris pour que vous y puissiez être de retour cette nuit si ce que j’ai à vous proposer ne vous convient pas.

— Voyons, dites-moi ce projet mystérieux.

— Le voici donc, reprit Falmouth. Connaissez-vous le club des yachts ?

— Oui ; et vous en êtes, je crois, un des membres.

— Eh bien ! comme tel, je possède une charmante goëlette maintenant mouillée aux îles d’Hyères près Marseille. Cette goëlette est armée de huit caronades et montée de quarante hommes d’équipage.

— C’est donc une véritable campagne de mer que vous me proposez ?

— À peu près ; mais vous saurez d’abord que l’équipage de mon yacht, depuis le capitaine jusqu’au dernier mousse, me sont dévoués jusqu’à la potence inclusivement.

— Je le crois sans peine.

— Vous saurez de plus que mon yacht, qui s’appelle la Gazelle, est digne de son nom : il ne marche pas, il bondit sur les eaux. Trois fois, aux courses de l’île de Wight, il a battu le brick de lord Yarboroug, notre président, et a gagné le prix du yacht-club ; en un mot, il n’y a pas un navire de guerre de la marine royale de France ou d’Angleterre que mon yacht ne puisse distancer aussi facilement qu’un cheval de course distancerait un cheval de charrette.

— Je sais que presque tous ces bâtiments de plaisance de votre aristocratie marchent comme des poissons ; mais encore ?

— La vie maintenant vous semble fade et monotone, n’est-ce pas ? Eh bien ! voulez-vous lui donner quelque peu de saveur ?

— Sans doute.

— Mais d’abord, me dit Falmouth de son air gravement moqueur, je dois vous déclarer sur l’honneur que je ne suis pas le moins du monde philhellène, car j’ai au contraire un penchant et une prédilection très-marqués pour les Turcs.

— Comment ? lui dis-je avec étonnement ; et quel rapport y a-t-il entre notre voyage et les Turcs ou les philhellènes ?

— Un rapport tout simple ; je veux vous proposer d’aller en Grèce.

— Pour faire ?

— Avez-vous entendu parler de Canaris ? me dit Falmouth.

— De cet intrépide corsaire qui a déjà incendié avec ses brûlots tant de vaisseaux turcs ? Certainement.

— Eh bien ! est-ce que vous n’avez jamais été tenté d’aller voir cela ?

— Mais d’aller voir quoi ?

— D’aller voir Canaris incendier un vaisseau turc, me dit Falmouth de l’air du monde le plus indifférent, et comme s’il eût été question d’assister à une course ou de visiter une manufacture.

— Je vous avoue, lui dis-je en ne pouvant m’empêcher de sourire, que je n’ai jamais eu jusqu’à présent cette curiosité-là.

— C’est étonnant, reprit Falmouth ; moi, depuis six mois je ne rêve que de Canaris et de son brûlot ; et je n’ai fait venir mon yacht de l’île de Wight à Marseille que dans l’intention de me passer cette fantaisie ; de sorte que, si vous y consentez, nous partirons de Marseille pour Malte à bord de ma goëlette. Une fois arrivés à Malte, je me charge d’obtenir du gouverneur, lord Ponsonby, l’autorisation de servir avec mon yacht comme auxiliaire des Grecs, quoique je ne sois pas philhellène, je vous le répète, et d’aller augmenter l’escadrille de lord Cochrane. Or, si vous le vouliez, pendant quelques mois nous mènerions ainsi à bord une vie qui tiendrait un peu de la vie des chevaliers errants ou… des pirates ; nous trouverions là des dangers, des combats, des tempêtes, que sait-on ? enfin toutes séries de choses neuves et un peu aventureuses qui nous sortiraient de cette vie mondaine qui nous pèse, et nous aurions peut-être le bonheur de voir réaliser mon idée fixe, c’est-à-dire de voir Canaris brûler un vaisseau turc, car je ne mourrai content que lorsque j’aurai vu cela ; qu’en dites-vous ?

Tout en trouvant singulier le goût de Falmouth pour l’expérimentation des brûlots, je ne vis aucune objection sérieuse à sa proposition. Je ne connaissais pas l’Orient ; bien souvent ma pensée s’était égarée avec amour sous son beau ciel. Cette vie paresseuse et sensuelle m’avait toujours séduit ; et puis, quoique ayant déjà beaucoup voyagé, je n’avais pas idée de ce que pouvait être une navigation un peu sérieuse, et j’éprouvais une sorte de curiosité de savoir comment j’envisagerais quelque grand danger.

À part même les risques qu’on pouvait courir en s’associant à une des expéditions de Canaris, je savais que depuis l’insurrection grecque l’Archipel était infesté de pirates, soit turcs, soit renégats, soit algériens, et qu’un bâtiment aussi faible que celui de Falmouth avait d’assez nombreuses chances d’être attaqué. Somme toute, l’ensemble de cette proposition ne me déplut pas ; et je répondis, après un assez long silence dont Falmouth semblait attendre l’issue avec impatience : — Quoiqu’à ma grande honte la curiosité de voir Canaris brûler un vaisseau turc ne soit pas positivement ce qui me décide, j’adhère complètement à votre projet, et vous pouvez me regarder comme un des passagers de votre goëlette.

— Nous voilà donc réunis pour longtemps ! me dit Falmouth. Tant mieux, car j’ai à vous délivrer de bien des préjugés.

Je le regardai avec étonnement, je le priai de s’expliquer ; il éluda.

Le but de notre navigation arrêté, il fut convenu que nous partirions des îles d’Hyères pour Malte aussitôt notre arrivée à Marseille.

Peu à peu la vue des objets extérieurs, le mouvement du voyage, calmèrent ou plutôt engourdirent mes souffrances ; mais c’était avec inquiétude que je me laissais aller à cette sorte de bien-être passager ; je savais que mes chagrins reviendraient bientôt plus vifs. Ce sommeil bienfaisant devait avoir un cruel réveil. Il faut dire aussi que Falmouth se montrait de la cordialité la plus affectueuse, de l’enjouement le plus aimable, du caractère le plus égal.

Sa conversation et son esprit me plaisaient d’ailleurs beaucoup ; j’avais sincèrement apprécié sa délicatesse et son obligeance gracieuse lors de ses relations avec le mari d’Hélène.

Malgré ma froideur apparente et mes continuels sarcasmes contre l’amitié, ce sentiment que je prétendais m’être si indifférent, je me sentais quelquefois attiré vers Falmouth par une vive sympathie.

Alors, je le répète, ce voyage m’apparaissait sous un aspect charmant ; au lieu de le regarder comme une distraction fâcheuse et importune, je faisais des rêves d’or en songeant à tout ce qu’il pouvait avoir d’agréable si je voyais, si je rencontrais dans Falmouth un ami tendre et dévoué.

C’étaient les longues et intimes causeries de la traversée, heures si favorables aux épanchements et aux confidences ; c’étaient des courses, des fatigues, des périls même à partager en frères, à travers des pays inconnus… confidences, courses, fatigues, périls, qu’il serait si bon de nous rappeler plus tard en nous disant : — Vous souvenez-vous ? — Douces paroles, doux écho du passé qui fait tressaillir le cœur… Sans doute, me disais-je, la satiété des plaisirs est mauvaise, mais du moins heureusement blasés sont ceux-là qui, rassasiés de toutes les délicatesses de l’existence la plus raffinée, ont le valeureux caprice d’aller retremper leur âme au feu du brûlot de Canaris.

Interprété de la sorte, ce voyage n’était-il pas noble et grand ? n’y avait il pas quelque chose de touchant, de chevaleresque, dans cette communauté de dangers si fraternellement partagés ?

Lorsque je me laissais naïvement aller à ces impressions, leur bienfaisante influence amollissait mon âme douloureusement tendue ; un baume précieux se répandait sur mes blessures, je me sentais meilleur ; je déplorais encore tristement le passé, mais je ne le haïssais plus, et la foi généreuse que j’avais en moi pour l’avenir calmait l’amertume de mes regrets.

Enfin, pendant les pures et religieuses aspirations de mon cœur vers une amitié consolante, je ne saurais dire le bonheur qui me transportait ; ainsi que Dieu embrasse d’un seul regard tous les âges de l’éternité, au soudain rayonnement de ma jeune espérance, il me semblait découvrir tout à coup l’horizon de la félicité que je rêvais, mille ravissements nouveaux, mille joies enchanteresses ; à ces mots, « un ami, » je sentais s’éveiller en moi les instincts les plus nobles, l’enthousiasme le plus généreux. J’étais alors sans doute bien digne d’inspirer et de partager ce sentiment si grand et si magnifique, car j’en ressentais toutes les sympathies, j’en comprenais tous les religieux devoirs, et j’en éprouvais tous les bonheurs !

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Mais, hélas ! cette extase durait peu, et de cette sphère radieuse je retombais souvent dans le noir abîme du doute le plus détestable, du scepticisme le plus humiliant.

Ma défiance de moi et ma crainte d’être dupe des sentiments que j’éprouvais s’exaltaient jusqu’à la monomanie la plus ombrageuse.

Au lieu de croire Falmouth attiré vers moi par une sympathie égale à celle que je ressentais pour lui, je cherchais à pénétrer quel intérêt il pouvait avoir eu à m’offrir de l’accompagner. Je savais sa fortune si énorme que je ne pouvais voir dans son offre le désir de diminuer de moitié les frais du voyage qu’il voulait faire en me proposant de l’entreprendre avec lui… Néanmoins, en songeant aux contradictions si extrêmes et si inexplicables de la nature humaine et à la plus que modeste simplicité que Falmouth affectait parfois, je ne regardais pas cette misérable arrière-pensée comme absolument inadmissible.

Sans renoncer à cette honteuse supposition, je vis encore dans sa proposition l’insouciance dédaigneuse d’un homme blasé, qui prendrait au hasard et indifféremment le bras du premier venu pour faire une longue promenade, pourvu que ce premier venu suivit la même direction que lui…

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Telles étaient les arrière-pensées qui venaient bien souvent malgré moi flétrir un avenir que quelquefois je rêvais si beau !

— Ô mon père ! mon père !… bien fatal est le terrible don que vous m’avez fait en m’apprenant à douter !… Votre armure de guerre, je l’ai revêtue ; mais je n’ai pu m’en servir pour combattre ; elle m’écrase sous son poids. Refoulé, replié sur moi-même, je sens ma faiblesse, ma misère, et je l’exagère encore.

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