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en le regardant avec amour, comme s’ils eussent rapporté à cette angélique petite créature ce bonheur inattendu qui leur arrivait.

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Pour la dernière fois, je regardai cette maison avec une indicible tristesse, et je m’éloignai en faisant un tacite adieu à Hélène.

Rentré chez moi, j’attendis impatiemment lord Falmouth, afin de savoir l’impression qu’Hélène et Frank avaient faite sur lui.

On ne tarda pas à l’annoncer.

— Savez-vous, me dit-il en m’abordant, que votre cousine est une très-grande dame ? qu’il est impossible d’avoir plus de grâce et de distinction ? qu’elle cause à ravir, et que je conçois à merveille votre colère contre vos gens d’affaires, qui vous ont fait gagner un procès contre une aussi charmante femme !

— Et Frank ? lui demandai-je.

— Notre grand peintre ? Avant un an, cet homme-là sera placé à sa hauteur, j’en réponds, et sa place sera bien belle. C’est peut-être encore moins son admirable tableau qui me dit cela que sa conversation. Nous avons pourtant peu causé ; mais dans quelques esquisses qu’il m’a montrées, et dans cinq ou six pensées fort remarquables qu’il m’a développées tout naturellement, j’ai vu de véritables lingots de l’or le plus fin et le plus pur, qui n’attendent que la façon et l’empreinte ; or, je vous assure qu’elles seront des plus magnifiques. Avec cela les meilleures formes, et, au milieu de cette médiocrité, je ne sais quel parfum d’élégance native qui m’a frappé ; enfin, ces deux beaux jeunes gens sont si réservés, si nobles, si dignes dans leur pauvreté, que j’en ai été touché ; aussi vous dois-je une des plus suaves impressions que j’aie ressenties depuis bien des années. Votre commission est faite, les tableaux sont à vous, notre Frank va s’occuper des dessins ; quant au prix, il tirera à vue sur mon banquier. Je lui ai aussi demandé deux tableaux pour moi, car il m’a un peu remis en goût pour la peinture. Je lui enverrai de plus deux ou trois connaisseurs très-éminents qui sauront le faire valoir. Enfin, avant six mois, il gagnera ce qu’il voudra, et alors il perdra la seule chose qui, à mon avis, lui messied, c’est-à-dire la réserve un peu fière de ses façons ; car la fortune détend les âmes élevées, tandis qu’elle guinde les âmes basses jusqu’au sublime du ridicule et de l’insolence.

Ces louanges données à Frank par un homme habituellement aussi froid que lord Falmouth, ces louanges me firent mal, car elles consacraient à mes yeux, d’une manière irrécusable, tout le bien que malgré moi je pensais du mari d’Hélène. Je remerciai lord Falmouth de son obligeance ; mais, s’apercevant sans doute de l’impression désagréable qui m’obsédait, il me dit :

— Vous paraissez soucieux ?

— Je le suis assez en effet ; et comme vous êtes de ce petit nombre de gens auxquels ou ne parle pas que des lèvres, je vous l’avoue, lui dis-je.

— Franchement, j’aime mieux vous trouver dans cette disposition d’esprit, que très-gai, reprit-il ; je ne sais pourquoi, depuis quelques jours, je m’ennuie plus que de coutume.

Puis après une pause assez longue :

— Est-ce que la vie qu’on mène ici vous amuse infiniment ? me dit-il.

— Grand Dieu, non ! m’écriai-je.

— Sérieusement ?

— Oh ! très-sérieusement.

À ce moment, on m’annonça que j’étais servi.

— Veuillez donc faire mettre ce qu’il nous faut sur des servantes, et renvoyez vos gens, nous causerons plus librement, me dit lord Falmouth en anglais, pendant que nous passions dans la salle à manger.

Nous restâmes seuls.

— Grâce à Dieu, me dit-il, je n’ai jamais plus d’appétit que lorsque je m’ennuie. On dirait qu’alors la bête nourrit la bête.

— Je suis aussi assez gourmand, mais par accès, repris-je ; et j’arrive alors jusqu’aux limites de l’impossible, et où il me faudrait un génie créateur et inventif, je ne trouve plus qu’un cuisinier. Et puis, vous allez vous moquer de moi, mais il me faut une raison pour dîner avec conscience, si cela se peut dire ; après une longue chasse, par exemple, bien commodément étendu dans un fauteuil : j’y trouve une sensualité très-délicate. Mais faire de mon dîner une étude, réfléchir sérieusement à ce que je mange, c’est un plaisir trop borné ; car on tombe aussitôt dans les redites, et alors vient la satiété.

— Eh bien ! me dit lord Falmouth, j’ai eu, moi, un véritable Christophe Colomb en ce genre, qui m’a découvert des mondes inconnus. Malheureusement il est mort, non pas par un lâche suicide, comme votre Vatel, mais dans un bel et bon duel[1] avec le chef d’office de M. de Nesselrode ; car mon pauvre Hubert méprisait profondément l’office ; il s’en occupait parfois pour se délasser… en se jouant… comme il disait. Aussi prétendait-il que le pudding glacé à la Nesselrode était le fruit d’un de ses loisirs, et que son rival n’était qu’un plagiaire. Mais, triste sort des choses d’ici-bas, mon pauvre Hubert fut doublement victime, et le grand nom diplomatique qui avait canonisé le pudding dans la légende des gourmands, surnagea seul.

— Chose singulière, dis-je alors à lord Falmouth, que le duel et le suicide descendent jusque-là, et combien il est vrai que les passions seules changent de nom !…

— C’est que, pour mon pauvre Hubert, la cuisine était une véritable passion. Assouvir la faim n’était qu’un vil métier, disait-il ; mais faire manger quand on n’avait plus faim, était un grand art selon lui, et un art qu’il mettait au-dessus de beaucoup d’autres.

— Et il avait raison, dis-je à lord Falmouth ; car si l’on était assez sage pour se tenir aux plaisirs sensuels, que la vie serait calme ! Ce qu’il y a d’admirable dans la jouissance des appétits physiques, c’est qu’ils peuvent toujours être rassasiés, et que leur satisfaction laisse une torpeur, un engourdissement qui est encore un charme, tandis que les productions d’esprit, même les plus splendides, ne laissent, dit-on, que regrets et amertume.

— Je suis de votre avis, dit lord Falmouth. Il est évident que toute pensée abstraite, longtemps poursuivie, ne laisse que doute et lassitude chagrine, parce qu’il n’est pas donné à l’esprit de l’homme de connaître la vérité vraie, ni d’atteindre au vrai beau ; tandis qu’un appétit physique, largement satisfait, laisse l’organisation calme et doucement satisfaite, en cela que l’homme a complètement rempli une des vues précises de la nature.

— Cela est vrai ; la pensée use et tue.

— Et avec tout cela, dit lord Falmouth en vidant lentement son verre, on vit, le temps se passe, chaque jour on s’écrie : Quel ennui ! mais cela n’empêche pas, Dieu merci, les heures de couler.

— Et l’on arrive aussi, lui dis-je, au terme de la vie, jour sur jour, heure sur heure…

Lord Falmouth fit un geste de résignation, remplit son verre et me poussa le flacon.

Nous restâmes quelques moments sans parler. Lord Falmouth rompit le premier le silence et me dit :

— Votre voiture de voyage est-elle prête ?

— Sans doute, lui dis-je fort surpris de cette brusque demande.

— Écoutez, me dit-il comme s’il se fût agi de la chose la plus simple ; vous êtes, à cette heure, très-malheureux, vous ne m’avez pas dit pourquoi, par conséquent je l’ignore ; Paris vous ennuie autant qu’il m’est odieux. J’ai quelquefois rêvé un projet étrange, fou, et qui pour cela m’a beaucoup séduit ; mais il me fallait un compagnon qui se sentit l’énergie de vouloir acheter des émotions nouvelles, fortes et puissantes, peut-être au mépris de sa vie.

Je regardai lord Falmouth fixement.

Il continua en vidant son verre à petits coups :

— Il me fallait, pour mettre ce projet à exécution, trouver quelqu’un qui, pour s’associer avec moi, fût, comme disent les bonnes gens, « tout prêt à se donner au diable, » non par misère, mais au contraire par surabondance des joies et des biens de ce monde…

Je regardai de nouveau lord Falmouth, croyant qu’il plaisantait ; il était, comme toujours, fort calme et fort sérieux.

— Eh bien ! me dit-il lentement, voulez-vous être ce compagnon ?

— Mais de quoi s’agit-il ? lui demandai-je en souriant.

— Je ne puis vous le dire encore ; mais si vous acceptez mon offre, voici ce que vous aurez à faire : d’abord, compter sur un voyage d’un an au plus… ou sinon…

— Éternel… je comprends. Ensuite ?

— Ne prendre avec vous qu’un homme, sûr, vigoureux, déterminé.

— J’ai cela parmi mes gens.

— Bien. Emporter quinze ou vingt mille francs, pas plus.

— Ensuite ?

— Vous munir, vous et votre homme, d’excellentes armes.

Je regardais lord Falmouth en continuant de sourire.

— Cela devient grave, lui dis-je.

— Laissez-moi finir, vous agirez comme bon vous semblera…

Il reprit : — Il faut vous munir d’excellentes armes, de votre passeport, et envoyer chercher des chevaux à l’instant…

— Comment ! partir… cette nuit ?

— Cette nuit… à cette heure. Vous allez me donner de quoi écrire un mot à mon valet de chambre ; mon valet de pied le lui portera, et reviendra ici avec ma voiture de voyage et tout ce qu’il me faut : car il est important que vous ayez votre voiture et moi la mienne.

— Ah çà ! parlez-vous sérieusement ? lui dis-je.

— Donnez-moi de quoi écrire, et vous en serez assuré.

En effet, lord Falmouth écrivit, et un de ses gens partit avec la lettre.

— Mais, lui dis-je, des habits… des malles ?

— Si vous m’en croyez, n’emportez que du linge et ce qu’il vous faut pour la route.

— Mais encore, cette route est-elle longue ? quelle est-elle ?

  1. Historique.