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ATAR-GULL.

cier et de découvrir une foule de défauts ou de qualités qu’il nous est impossible d’énumérer ici.

Pendant ce long et consciencieux examen, que nous venons de décrire en partie, Benoît avait quelquefois souri d’un air de satisfaction : deux fois même, à la vue d’une belle et forte nature d’homme, il allongea ses lèvres en faisant entendre un léger sifflement admiratif ; d’autres fois, au contraire, ses sourcils s’étaient contractés, et un énergique hum, hum, ou une forte inclinaison de la tête sur la clavicule gauche avaient témoigné de son mécontentement.

Pourtant, après quelques réflexions, employées sans doute à supputer les chances probables de son marché, il dit à Van-Hop : « J’accepte, compère, et vous faites une affaire d’or… — Peuh… mais, capitaine, avant de partir, examinez donc un peu, je vous prie, ce gaillard que le chef Taroo m’a donné pour épingles. C’est un des plus beaux nègres que j’aie vendus de ma vie ; voyez, c’est fort comme un bison, grand comme une girafe ; mais, par exemple, il est si têtu, si têtu, qu’après l’avoir roué de coups pour l’engager à se servir de ses jambes, le roi Taroo a été réduit à le faire apporter ici comme un jeune taureau récalcitrant, tenez… plutôt… »

Et il lui montrait un nègre qu’on pouvait juger d’une haute et puissante stature, quoiqu’il fût courbé en deux, ayant les pieds et les mains joints attachés ensemble.

« C’est, je crois, continua Van-Hop, le chef du Kraal ennemi, un petit Namaquois ; il s’entête, mais quinze jours de régime du bord et des colonies, il deviendra doux comme une gazelle. »

Taroo, qui les avait suivis, après s’être ingéré de glorieuses rasades d’eau-de-vie, s’approcha, et la vue de son ennemi rallumant sans doute sa colère et sa haine, il se mit à injurier et menacer bien grossièrement le petit Namaquois ; mais celui-ci fermait les yeux avec une dignité stoïque, et ne répondait à ces invectives que par un chant triste et doux.

Ce sang-froid irrita fort le chef Taroo, qui lança une pierre au malheureux noir ; mais, comme elle ne l’atteignit pas, il allait sans doute recommencer, lorsque Van-Hop le prit par le bras et lui dit en bon namaquois :

« Doucement, doucement, grand chef, ce prisonnier est à moi maintenant, et vous allez me le détériorer… Ne confondons pas, s’il vous plaît. »

Taroo continua ses cris et ses menaces ; ces mots surtout : Atar-Gull, revenaient sans cesse au milieu de ses hurlements sauvages.

« Que diable chante-t-il là ? — demanda Benoît. — C’est son nom… il s’appelle, à ce qu’il paraît, Atar-Gull. — Drôle de nom ! Le premier petit chat qui naîtra de Moumouth… c’est le chat angora de ma femme, père Van-Hop… je l’appellerai… comment dites-vous ? — Atar-Gull… Dites comme moi… tenez : Atar… — Atar… — Bien, très-bien… Atar… Gull. — Atar… Gull… Atar-Gull… — Parfait… — Je le dirai comme ça jusqu’à demain : Atar-Gull… Atar-Gull. C’est égal, c’est un bien drôle de nom… Ah çà, combien voulez-vous du compère ?… — Voyons, pour vous, et à cause de votre épouse, mettons cent piastres. — Cent piastres !… et moi, que gagnerais-je donc ? Mon Dieu… cent piastres… cent piastres ! — Vous le vendrez trois cents à la Jamaïque… Tenez, comme c’est bâti ! quelles épaules ! quels bras ! Il est un peu maigre, mais quand il aura repris… Vous verrez… d’abord je vous jure qu’il a du fond… — Quatre-vingts piastres, et c’est une affaire arrangée, père Van-Hop, et vraiment c’est une folie ; mais tenez, pour le dire entre nous, j’emploierai mon gain à acheter des marabouts et un cachemire que je destine à madame Benoît, et puis à faire construire un petit canot pour Thomas, qui est fou de marine. — Allons… Ah !… vous faites de moi tout ce que vous voulez : mais vous êtes si bon mari, si bon père… qu’on ne peut rien vous refuser… Va pour quatre-vingts gourdes… C’est donné. »

Enfin l’affaire conclue, les marchandises livrées à Van-Hop, car Taroo, à force de goûter le rhum, était tombé ivre-mort, les nègres rafraîchis, Benoît obtint que l’escorte du chef de Kraal se joindrait à ses huit matelots pour conduire par terre les nègres vendus jusqu’au mouillage de la Catherine ; là ils devaient être embarqués ou hissés à bord, selon la bonne volonté ou la résistance de chacun.

Quant à Atar-Gull, un fin serpent, avait dit le chef Taroo, Benoît le fit porter à bord de la chaloupe, et le recommanda particulièrement à la surveillance du patron.

Toutes ces petites dispositions prises, l’argent compté, les échanges faits, Benoît et Van-Hop n’avaient plus qu’à se séparer, jusqu’à la prochaine traite, d’autant plus que le capitaine voulait profiter de la marée et d’une bonne brise d’est ; or, suivant ce sage axiome : « Que le vent n’attend personne, » il tendit cordialement la main au courtier :

« Allons, père Van-Hop… au revoir. — Et Dieu fasse que ce soit bientôt, digne capitaine. — Encore une poignée de main ; c’est plaisir que de traiter avec vous, père Van-Hop. — Ce bon capitaine, ça me fend le cœur de vous voir partir ; mais tenez, encore deux ou trois ans de séjour sur la côte, et après vous m’emmènerez avec vous en Europe… — Bien vrai… ce sera une fameuse partie, nous rirons, allez… Mais je bavarde, et je devrais déjà être à mon bord… Adieu, adieu, mon vieux… »

Et ils s’embrassèrent à s’étouffer ; c’était à arracher des larmes, à attendrir un cœur de roche. »

« Tenez, père Van-Hop, avec ces bêtises-là vous me feriez pleurer comme un veau… Adieu, — dit brusquement Benoît ; et d’un saut il fut dans sa yole, qui descendit le courant du fleuve avec rapidité. — Encore adieu, digne capitaine, — criait Van-Hop en le saluant de la main ; bien des choses à madame Benoît, bon voyage… — Au revoir, compère, » répondait Benoît, qui de son côté agita son chapeau de paille tant qu’il put apercevoir le courtier sur le rivage.

Deux heures après, tous les noirs étaient dûment embarqués, arrimés, encaqués dans le faux pont de la Catherine, les nègres à bâbord et les négresses à tribord ; quant aux négrillons, on les laissa libres.

Atar-Gull fut séparément mis aux fers.

Il est inutile de dire que, pendant toutes ces manœuvres, les noirs s’étaient laissé prendre, mener, hisser et enchaîner à bord avec une insensibilité stupide : ne pensant pas qu’on pût avoir d’autre but que de les dévorer, ils mettaient, selon la coutume, tout leur courage à rester impassibles.

Avant de lever l’ancre, monsieur Benoît fit faire une bonne distribution de morue, de biscuit et d’eau un peu mêlée de rhum.

Mais presque aucun nègre n’y voulut toucher, ce qui n’étonna pas le digne capitaine, car les noirs, on le sait, restent ordinairement les cinq ou six premiers jours du voyage à peu près sans manger ; aussi c’est alors que le déchet est le plus à craindre ; ce moment passé, sauf quelques fâcheux résultats de la chaleur et de l’humidité, la proportion des pertes est fort minime.

Enfin il mit à la voile par un joli vent frais de sud-est, vers les trois heures du soir, et à six heures… au coucher du soleil, la côte d’Afrique ne se dessinait plus au loin que comme une ligne brumeuse et étroite.




LIVRE DEUXIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

L’Inconnue


Si mon songe de bonheur fut vif, il fut de courte durée.
Chateaubriand. — Atala.
« Vous voulez être riche ? » Elle l’était, la coquine, deux fois plus qu’elle ne le méritait. « Et vous le serez : puisque c’est l’or que vous aimez, il faut aller vous chercher de l’or.
Diderot. — Ceci n’est pas un conte, vol.vii.


Dors, va, dors en paix, brave capitaine ; allonge tes bras engourdis sur la toile fine et blanche tissée par ta Catherine. La vois-tu assise au coin d’un feu pétillant, dans les longues soirées d’hiver, l’œil fixe, humide ; elle quitte quelquefois le travail pour attacher un long regard sur ton portrait, tout en jouant avec l’épaisse chevelure de Thomas, pendant que Moumouth, grave et silencieux, lèche et polit sa fourrure soyeuse et bigarrée.

Alors elle calcule sans doute avec angoisse le terme de ton voyage, la vertueuse épouse ! C’est qu’aussi tu l’aimes tant, ta digne femme ! Pour elle, tu braves des dangers sans nombre ; pour elle, capitaine Benoît, tu te voues corps et âme à un métier atroce, tu passes pour un brigand, pour un ignoble vendeur de chair humaine, toi… toi, dont l’âme est si naïve et si pure ! Tu devras rendre, il est vrai, un bien effrayant compte devant Dieu !… mais tu auras au moins procuré à Catherine une douce et paresseuse existence. Tu seras tout consolé, brave homme, et tu grimaceras encore ton honnête sourire au milieu des flammes de Lucifer, en voyant peut-être Catherine, assise dans le ciel, pêle-mêle avec les blonds chérubins aux ailes de moire et d’azur.

Comment aussi le retour d’un pareil mari ne ferait-il pas époque dans une famille ?

Je ne saurais pourtant vous dire au juste si Catherine espère ou redoute ce bienheureux retour… peut-être le sait-il… ce grand canonnier de marine étendu complaisamment dans le fauteuil unique de M. Benoît, coiffé de la gorra de M. Benoît, fumant, enfin, dans la meilleure pipe de M. Benoît, du tabac de M. Benoît ; alors que Thomas et Moumouth regardent par moments cet intrus d’un air craintif et colère.

Eh ! mais j’y pense ; si, pendant que le brave capitaine trafique avec le père Van-Hop, affronte les tempêtes… Catherine… le ?…

Bah… bah… dors, va ; dors, Claude ; dors, Martial ; dors, Borromée ; rêve, rêve le bonheur et la fidélité de ta femme… Un songe heureux, vois-tu, frère, c’est encore ce qu’il y a de plus positif dans notre tant joyeuse existence… dors, la brise fraîchit, ton autre Catherine est en route (et elle est doublée, chevillée en cuivre, celle-ci !…)