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gabelles une petite rente de cinquante pistoles : tels furent les premiers fonds de leur établissement.

Le père du marquis avait légué pour toute fortune à son fils deux ou trois interminables procès. Le plus considérable, qui durait depuis cinquante ans, avait été entamé contre les ducs de Brunswik-Oëls et les princes de Brandebourg-Bareuth, au sujet de reprises de la grand’tante de M. de Létorière, mademoiselle d’Olbreuse, qui, lors de la révocation de l’édit de Nantes, avait émigré et épousé un des agnats de la duché de Brunswik.

Pauvre gentilhomme de Xaintonge, sans appui, sans crédit, Létorière désespérait de pouvoir jamais suivre les procès d’où pouvait dépendre pour lui une fortune inespérée : vingt fois sur le point de s’engager et de se faire soldat, les instances du bon Dominique l’avaient jusqu’alors empêché de prendre ce parti.

L’ex-régent du Plessis avait soigneusement parcouru les dossiers de ces litigieuses affaires. Par amour pour son élève, il était devenu presque procureur. Le bon droit du marquis lui semblait évident ; il ne fallait, disait-il, que prendre patience, et un jour ou l’autre les procès seraient indubitablement gagnés.

De plus en plus enthousiaste du marquis, il le comparait bravement à Alcibiade, tant il lui reconnaissait de charme et de séduction. Jean-François Dominique se réservait modestement le rôle austère de Socrate, et ne cessait de prédire à son élève la fortune la plus brillante.

— Mais, mon pauvre Dominique, lui disait le jeune homme, je n’ai que la cape et l’épée, pas de protecteur ; sans vous je serais seul au monde.

— Mais vous êtes charmant, mon enfant ; mais on vous aime dès qu’on vous voit ; mais on vous chérit dès qu’on vous connaît, à cause de votre bon et généreux naturel ; mais vous avez de l’esprit ; mais vous possédez le latin et le grec aussi bien que moi ; mais vous entendez l’allemand comme le français, grâce aux soins de feu monsieur votre père qui vous a fait élever par un valet de chambre germain ; mais vous êtes un très-bon gentilhomme, quoique vous ne remontiez pas à Euryales, fils d’Ajax, comme Alcibiade, que j’appelle mon héros parce que vous lui ressemblez extrêmement. Prenez donc patience, votre carrière sera plus brillante encore peut-être que celle de mon héros… Oui, cela sera !… Aussi vrai que Socrate sauva la vie de son élève à Potidée ! Mais je connais votre cœur, et je suis sûr qu’une fois au comble de la prospérité, vous n’oublierez pas plus le vieux Jean-François Dominique qu’Alcibiade n’a oublié le vieux philosophe !

Quelque bizarres, quelque folles que parussent ces prédictions aux yeux du jeune marquis, elles suffirent assez longtemps pour remonter son courage, pour lui donner quelque espoir de gagner un de ses procès, et surtout pour l’empêcher de s’engager comme simple soldat, ainsi qu’il en avait souvent manifesté l’intention, au grand désespoir de Dominique.

Madeleine Landry arriva bientôt rue Saint-Florentin. Après avoir monté les cinq étages qui conduisaient à la demeure de son créancier, la femme du tailleur s’arrêta un moment sur le palier, afin de reprendre haleine et de pouvoir donner un libre cours à sa colère.

Lorsqu’elle fut remise de sa marche précipitée, elle frappa. Un pas lourd et traînant se fit entendre ; la porte s’ouvrit.

Au grand étonnement de Madeleine, un homme d’une épouvantable laideur s’offrit à sa vue.

Cet homme était l’ex-régent du Plessis. Jean-François Dominique avait alors cinquante ans environ ; il était grand et osseux. Sa figure maigre, pâle, démesurément longue, portait les traces des ravages de la petite vérole ; ses cheveux rares et gris étaient noués derrière sa tête avec un ruban de fil. Une vieille couverture de laine, dans laquelle il se drapait majestueusement, lui servait de robe de chambre. Sa physionomie avait une expression de morgue pédantesque et de contentement de soi fort remarquable.

L’aspect de la chambre qu’il occupait était pauvre ; mais il régnait dans cette pièce une minutieuse propreté. Au fond de l’alcôve on voyait un petit lit composé d’un seul matelas ; une commode, une table et quatre chaises de noyer soigneusement cirées formaient tout l’ameublement. La porte entr’ouverte d’un petit cabinet sombre laissait apercevoir dans l’obscurité un lit de sangle soigneusement bordé. Quoique l’hiver fût extrêmement rigoureux, il n’y avait pas de trace de feu dans la cheminée de cette chambre glaciale. Enfin au pied de la couchette de bois peint on voyait deux petits portraits au pastel dans d’assez riches bordures de bois doré : l’un représentait un homme d’un âge mûr, coiffé d’une perruque à la Louis XIV et portant la croix de Saint-Louis attachée à une des agrafes de sa cuirasse. L’autre portrait était celui d’une femme d’une rare beauté, vêtue en Diane chasseresse.

Il régnait dans cette chambre une apparence de pauvreté fière qui eût attendri toute autre femme que Madeleine Landry.

— Est-ce que ce n’est pas ici que demeure un M. Létorière ? dit-elle brusquement au grand vieillard, qui portait sa couverture de laine en manière de toge romaine.

Ces mots : Un M. Létorière, parurent choquer désagréablement l’ex-régent du collège du Plessis. Il répondit avec une sorte de dignité caustique : — Tout ce que je sais, c’est que haut et puissant seigneur Lancelot-Marie-Joseph du Vighan, sieur de Marsailles et marquis de Létorière… loge dans cet appartement, ma bonne femme…

— Bonne femme… ah ! bonne femme !… s’écria Madeleine en courroux. — Je vais vous faire voir, moi, si je suis une bonne femme ! Où est votre maître, votre beau marquis de l’Aigrefin ? votre haut et puissant seigneur de la Friponnerie !

Jean-François Dominique se redressa dans sa toge, étendit son long bras nu et décharné du côté de la porte, et dit d’une voix impériale : — Sortez d’ici à l’instant même ! Monsieur le marquis, mon noble élève, n’est pas rentré… j’ignore quand il rentrera… mais, de toute façon, je présume qu’il n’aura aucune satisfaction de vous voir, ma chère… car, si la colère défigure les traits les plus charmants, dit le sage, à fortiori, elle rend hideux ceux que la nature a traités en marâtre ! Ceci s’adressant particulièrement à vous, faites-moi la grâce de… Et Dominique montra de nouveau la porte d’un geste très-significatif.

À cette insulte, la femme du tailleur s’exaspéra ; elle jeta son parapluie à terre, s’assit brusquement sur une chaise en s’écriant : — C’est bien à toi, vilain hibou… de parler de la laideur des autres !… Ce beau fils est ton élève… dis-tu ?… Jésus Dieu ! je le crois bien, car tu as l’air d’un passé maître en indignité ! vieux misérable !… Mais moi, je ne sors pas d’ici… que je ne sois payée… entends-tu ?… payée… ou, par sainte Madeleine ma patronne, si je sors, ce sera pour aller chercher monsieur le commissaire…

— Ah çà, payée, et de quoi, s’il vous plaît ? demanda Dominique.

— Je veux être payée des habits que votre batteur de pavé a sur le dos… Je suis la femme de maître Landry, tailleur aux Ciseaux d’or ; et si mon mari a été assez dupe pour vous faire crédit jusqu’à présent, je ne serai pas assez sotte, moi, pour l’imiter… Il me faut mon argent… je ne sors pas d’ici que je n’aie mon argent…

— Comment ! s’écria Dominique en se croisant les bras de l’air du monde le plus dédaigneux, c’est pour un si misérable objet que tu viens me rompre les oreilles de ton affreux ramage, que tu viens tourmenter M. le marquis ! Mais tu oublies donc qu’autrefois les villes de la Grèce se disputaient l’honneur d’offrir leurs services à Alcibiade ? que les Éphésiens dressaient ses tentes ? que ceux de Chios nourrissaient ses chevaux ? que les Lesbiens entretenaient ses tables ? et tout cela gratis… entends-tu bien, gratis ; tout cela pour avoir seulement l’honneur d’offrir quelque chose à Alcibiade ! Et toi, misérable artisane, pour trois cents méchantes livres, qui ne font pas la dixième partie d’un talent ! pour une misère que te doit M. le marquis, mon élève, qui est ou qui sera, pardieu, bien autre chose qu’Alcibiade, tu viens piailler comme une orfraie ! Mais, vieille folle, bénis donc le jour, au contraire, où mon élève a daigné jeter les yeux sur ton ignoble atelier ! rappelle-toi donc que le cordonnier d’Athènes qui eut le bonheur de faire le premier des chaussures à Alcibiade, gagna plus d’argent dans une année que tu n’en gagneras dans ta misérable vie, entends-tu bien ?

Madeleine Landry voyant l’exaspération de ce grand homme vêtu d’une couverture, et qui parlait d’Alcibiade, crut avoir affaire à un fou.

— Mais au moins, apportes-tu l’habit que M. le marquis a bien voulu commander à ton mari ? reprit Dominique. Songes-y bien ; qu’il redouble d’attention et de dextérité pour parfaire ce vêtement, car il s’agit de son avenir de tailleur ; et, s’il contente mon élève, sa fortune est faite… Voyons, où est-il, cet habit ? Et Dominique s’avança gravement vers Madeleine.

Celle-ci se dressa brusquement sur sa chaise, décidée à sauter aux yeux de celui qu’elle prenait pour un insensé.

— Ne m’approche pas ! ou je te fends la tête d’un coup de parapluie, s’écria-t-elle.

— Mais vous êtes folle, ma chère dame… qui songe à vous violenter ? Vous n’apportez donc pas l’habit ? reprit Dominique d’un air moins menaçant.

— Comment ! si je n’apporte pas l’habit ? impudent ! reprit Madeleine un peu rassurée. Certes non, je ne l’apporte pas ; et ce n’est pas ma faute si votre élève a sur le dos celui que mon imbécile de mari lui a vendu, et dont je viens exiger le payement ; car, je vous le répète, je ne sors pas que je ne sois payée… Si on ne me paye pas, il y a encore, Dieu merci, de la place au For-l’Évêque pour y mettre les fripons… Quand on n’a pas de quoi payer de beaux habits, eh bien ! tout marquis qu’on est, on porte une veste de bure, et on ne vole pas le temps et la marchandise des pauvres ouvriers.

À ce moment des pas légers se firent entendre dans l’escalier.

— C’est M. le marquis, s’écria Dominique.

— Ah ! nous allons avoir beau jeu ! s’écria dame Madeleine.

— Ma chère dame, dit Dominique, cette fois d’un ton suppliant, ménagez-le : foi de Dominique, vous serez payée…

— Tarare !… Nous allons le voir, ce marquis de contrebande !

À ce moment la porte s’ouvrit lentement, et le marquis parut.

— Je n’aurai pas le courage d’assister à cette scène, dit Dominique en tremblant. Et il se renferma dans son cabinet noir.