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ne peut nécessairement être qu’un imbécile et un lâche. Réellement il est pénible d’être aussi mal compris, et de ne recueillir que de la haine et de la calomnie, pour le peu de bien qu’on essaye de faire.

M. de Servieux. — On nous prend pour des croquemitaines, et notre cause est jugée en dernier ressort quand on a parlé de donjons et d’ailes de pigeons. Mais ces plaisanteries disent autant que les proscriptions de 93. La querelle n’est pas finie, madame la duchesse ; la France nous hait, car on ne relève pas des croyances détruites comme on relève un trône.

la duchesse. — Allons, vous êtes un songe-creux, le Cazotte de la Restauration.


Entre un valet de chambre qui remet une lettre à la duchesse.


la duchesse (décachetant la lettre.) — Vous permettez, monsieur de Servieux ?


M. de Servieux s’incline et s’entretient avec la comtesse d’Hermilly.


la duchesse. — Quel contretemps ! c’est désolant ! (Souriant.) Mais, après tout, je reverrai ce bon M. de Longetour, mais je ne reverrai jamais une pareille épitre ; ainsi, tout est pour le mieux (Riant aux éclats). C’est qu’aussi ces marins sont si singuliers ! Mais on dit que tous ces gens de haut courage ou d’esprit supérieur sont toujours menés de la sorte par leurs femmes. Lisez donc cela tout haut, monsieur de Servieux, et je vous défie de nous attrister après. Et cela vous égayera aussi, Marie ; car, je ne sais, mais depuis un moment vous paraissez rêveuse.

la comtesse. — Mais pas du tout.

M. de Servieux (lisant). — « Ma chère parente, comme on peut bien parler franchement entre amis et parents, je vous avoue que je ne puis avoir le plaisir d’aller dîner avec vous aujourd’hui, non par ma volonté, mais par celle de ma diable d’Élisabeth, de ma maudite femme que vous connaissez bien. J’ai prié, menacé, je n’ai pu rien obtenir, je ne sais par quel caprice elle m’a refusé, mais elle n’a pas voulu. Et comme je parlais d’aller chez vous malgré tout, car enfin à mon bord c’était autrement, eh bien ! madame et chère parente, elle m’a enfermé, enfermé à double tour, et c’est de ma prison que je vous écris cette lettre, que j’ai jetée par la fenêtre à un commissionnaire, en lui disant de la porter tout de suite à l’hôtel Saint-Arc. Ne m’en veuillez donc pas, ma chère parente, car je serais désolé que vous me crussiez ingrat, après toutes les bontés dont vous m’avez comblé depuis mon retour de Tripoli. J’étais bien sûr de vous avoir écrit de Toulon à mon arrivée en France, huit jours avant mon départ pour Paris. Je retrouve ma lettre dans le secrétaire d’Élisabeth, qui l’aura oubliée. Ne m’en veuillez donc pas, ma chère parente, et plaignez un prisonnier. Si j’avais été à mon bord, cela ne se serait pas passé ainsi. Surtout qu’Élisabeth ne sache rien, je vous en supplie. J’ai appris, en arrivant, que mon lieutenant avait été fusillé. C’est un grand malheur, car c’était un brave ; j’aurais tout donné au monde pour le sauver ; ainsi, madame, les démarches que je vous avais priée de tenter à ce sujet deviennent inutiles, et j’en suis au désespoir, bien au désespoir. Agréez, etc. »


M. de Servieux remet la lettre à la duchesse.


la duchesse. — L’excellent homme ! Il plaint son lieutenant encore !

M. de Servieux. — C’est pourtant une chose bizarre, et prouvée, que ces courages de fer, que ces hommes indomptables au milieu du danger, sont d’une faiblesse inouïe, une fois rentrés dans la vie privée.

la duchesse (souriant). — C’est toujours Hercule aux pieds d’Omphale, monsieur de Servieux. — Mais il faut lui répondre à ce pauvre marquis.


Sonnant et parlant à un valet de chambre.


Qu’on m’apporte ce qu’il faut pour écrire.

(Écrivant.) — « Mon cher parent, je prends un bien vif intérêt à votre captivité ; pour en adoucir les ennuis, je vous envoie une note du ministre ; après tout, ce qui me console un peu, c’est de voir une femme (et votre femme) vous faire expier tout le despotisme que vous faisiez, dit-on, à votre bord.

« À bientôt, j’espère, car madame de Longetour ne saurait être toujours impitoyable. — Mille regrets et amitiés, mon cher parent.

« Duchesse de Saint-Arc. »

la duchesse de Saint-Arc (ployant la lettre, la cachetant et la donnant au valet). — Portez cette lettre.

M. de Servieux. — Ah ! le malheureux, que je le plains ! si Élisabeth intercepte la correspondance, il est mis au secret.

la duchesse. — Et au pain et à l’eau, peut-être. Gardé à vue, qui sait…

le valet de chambre (annonçant). — Monsieur le duc.


Le duc de Saint-Arc baise la main de la comtesse, la conversation s’engage, et

n’est interrompue que par le valet, qui nomme successivement les convives

enfin il annonce :


Monsieur de Szaffie.

la comtesse d’Hermilly (tournant vivement la tête). — C’est lui ! Qu’il est bien !


Dix minutes après, un maître d’hôtel ouvrant les deux battants de la porte :


Madame la duchesse est servie !


FIN DE LA SALAMANDRE.

Le dernier coup de onze heures à l’horloge du port.