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de dîner, dans la grande cabine, lorsque M. Ruben Colenso, le fils aîné du capitaine, vint nous dire qu’une voile était en vue, à trois milles vers l’ouest. Le capitaine s’élança sur le pont, où je le suivis. En effet, un schooner était là, nous attendant au passage. Et nous vîmes que, à notre approche, il hissait le pavillon anglais.

« Jamais ce drapeau-là n’a été en Angleterre ! murmura le capitaine, la longue-vue aux yeux. La pâleur ordinaire de ses joues s’était légèrement teintée de rose, et je crus remarquer que tout l’équipage était dans un état d’excitation anormale. Mais je fus plus surpris encore de voir que le capitaine ne s’occupait ni de distribuer des couteaux, ni de faire sortir la poudre, ni de prendre aucune mesure pour mettre la Lady Népean en état de combat. Les hommes se tenaient rassemblés à l’avant, négligeant tout à fait leurs canons, qu’ils avaient encore assidument nettoyés dans la matinée. Et c’est dans ces conditions que, tout à coup, nous reçûmes à bord une décharge d’artillerie, lancée du schooner en guise de provocation.

Je regardai le capitaine Colenso. Pouvait-il avoir l’intention de se rendre sans un coup de canon ? Il avait échangé sa longue-vue contre un porte-voix, et, debout à l’avant, le visage douloureusement contracté, il guettait un moyen de se faire entendre. Un horrible soupçon m’envahit : cet homme s’apprêtait à trahir son drapeau, le drapeau anglais, qui flottait au-dessus de ma tête ! Et, soudain, lui aussi, relevant la tête, aperçut le drapeau. Évidemment il avait oublié de le faire descendre ! Il se précipita vers l’échelle qui y conduisait.

Malheureusement, il était trop tard. Une décharge serrée de mousqueterie éclata au même instant, et vint balayer le pont. Le capitaine étendit les deux mains en avant, poussa un cri, et tomba lourdement, presque à mes pieds.

Aussitôt le feu cessa. Je me tenais là, partagé entre la compassion et le dégoût, hésitant à toucher le corps du