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trine, et galamment gagnée ; mais, pour tout ce qui n’était pas sa consigne, ce Goguelat était bien le plus grossier, le plus ignorant, le plus hargneux pilier de cabaret. En ma qualité de gentilhomme et d’homme ayant reçu une bonne éducation, j’étais le type de ce qu’il comprenait le moins au monde, et détestait le plus. La simple vue de nos visiteurs le plongeait chaque soir, dans un transport de colère, dont il ne manquait pas de s’épancher ensuite sur la première victime qui lui tombait sous la main, mais plus souvent encore sur moi que sur les autres.

C’est à moi qu’il s’en prit, de nouveau, ce jour-là. Je venais à peine de m’asseoir dans un coin de la cour, avec ma ration, lorsque je le vis s’approcher de moi. Il avait une mine de gaîté haineuse ; une troupe de jeunes sots le suivait avec des regards d’attente ; je vis tout de suite que j’allais encore devenir l’objet de quelqu’une de ses basses et fâcheuses plaisanteries. En effet, il s’assit près de moi, étala sa ration sur le sable, but à ma santé sa pinte de bière, par dérision, et commença. Ce qu’il me dit, je rougirais de le répéter ici ; mais ses admirateurs, à chacun de ses mots, se tordaient de rire. Pour ma part, je crus d’abord que j’allais mourir de honte et de fureur. Jamais je n’aurais soupçonné que le misérable eût observé tant de choses mais on a raison de dire que la haine aiguise les oreilles ; car non seulement il savait le nombre de mes entrevues avec la jeune fille : il avait encore retenu le nom de Flora. Peu à peu, en l’entendant, je repris mes esprits ; mais ce fut pour me laisser aller à un élan de rage qui me surprit moi-même.

« As-tu bientôt fini ? m’écriai-je. Parce que, quand ce sera fait, j’aurai à mon tour deux mots à dire !

— À votre aise, monseigneur ! répondit-il. On vous écoute ! La parole est au marquis de Carabas.

— Parfait ! dis-je alors. Eh bien ! Goguelat, écoute-moi, à ton tour et tiens-toi tranquille, si tu ne veux pas que je te prenne pour un lâche, car il y a là-bas un gardien qui a les yeux tournés de notre côté ! Tu as osé parler en de