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et il restait à sourire devant la bougie d’une façon contrainte. Puis il leva le bras, claqua des doigts, et se mit à se déshabiller. Ce faisant, il oublia ma présence, et reprit sa chanson ; et alors je compris les paroles. C’étaient celles d’une vieille complainte, « les deux corbeaux », indéfiniment répétées.

Et sur ses os dénudés
Le vent soufflera pour jamais.

J’ai dit qu’il n’avait pas l’oreille musicale. Il n’observait aucune règle déterminée pour le ton, sauf qu’il montrait plutôt une tendance au mode mineur ; mais ses frustes modulations exerçaient un pouvoir singulier sur la sensibilité, et, d’accord avec les mots, elles exprimaient sur un mode barbare les sentiments du chanteur. Il avait débuté d’une façon vive et déclamatoire ; puis cette verve intempestive tomba, ses notes acquirent plus d’émotion, et elles s’abaissèrent, pour finir, à un diapason plaintif dont le pathétique m’était quasi intolérable. Par degrés correspondants, l’alacrité initiale de ses gestes déclina, et quand son déshabillage en fut arrivé aux culottes, il s’assit au bord du lit et se mit à larmoyer. Je ne sais rien de moins respectable que les pleurs d’un ivrogne, et je me détournai avec irritation de cette triste vue.

Mais il s’était arrêté de lui-même (il faut croire) sur cette pente glissante d’égoïste complaisance, laquelle n’offre à un homme, démoralisé par les chagrins et les libations répétées, d’autre terme que l’épuisement. Ses larmes ne cessaient de couler, et il restait assis là, aux trois quarts nu, dans l’air froid de la chambre. Je m’accusais tour à tour d’inhumanité et de faiblesse sentimentale, tantôt à demi relevé dans mon lit pour intervenir, tantôt m’exhortant à l’indifférence et invoquant le sommeil. Tout à coup, le quantum mutatus ab illo me frappa l’esprit ; et rappelant à ma mémoire sa sagesse, sa constance et sa patience d’autrefois, je fus pris d’une pitié quasi désespérée, moins pour mon maître que pour les fils de l’homme.