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cela me fait l’effet d’une vieille ballade – j’étais à la pêche, et j’avais pris beaucoup de poisson. Oh ! j’étais heureux, alors. Je me demande, Mackellar, pourquoi je ne suis plus heureux, à présent ?

– Mylord, dis-je, si vous buviez avec plus de modération, vous pourriez le redevenir. C’est un vieux dicton que la bouteille est mauvaise consolatrice.

– Sans doute, dit-il, sans doute. Eh bien, je crois que je m’en vais.

– Au revoir, Mylord, dis-je.

– Au revoir, au revoir, dit-il. Et il sortit enfin de l’appartement.

J’offre ici comme un bon échantillon de ce qu’était mon maître dans la matinée ; et j’aurai donné de lui une idée bien fausse si le lecteur ne s’aperçoit pas d’une déchéance notable. De voir cet homme ainsi tombé, de le savoir accepté de ses compagnons comme un pauvre biberon hébété, bienvenu (s’il l’était) par simple considération de son titre ; et de me rappeler les vertus qu’il déployait jadis contre d’analogues revers de fortune, – n’était-ce pas irritant et aussi humiliant ?

Une fois dans les vignes, il était plus excessif. Je ne rapporterai qu’une scène, survenue peu avant la fin, qui est aujourd’hui encore fortement imprimée dans ma mémoire, et qui à l’époque me remplit d’une sorte d’horreur.

J’étais au lit, tout éveillé, lorsque je l’entendis monter l’escalier en titubant et en chantant. Mylord n’avait pas le don musical : son frère possédait toutes les grâces de la famille ; aussi quand je parle de chanter, il faut entendre une sorte de mélopée élevée, intermédiaire à la diction et au chant. Il sort quelque chose d’analogue de la bouche des enfants qui n’ont pas encore appris à se contraindre ; venant d’un homme mûr, cela produisait un effet bizarre. Il ouvrit la porte avec des précautions bruyantes ; jeta un coup d’œil à l’intérieur, en abritant de la main sa bougie ; crut que je dormais ; entra, déposa son bougeoir sur la table, et ôta son chapeau. Je le voyais en plein ; une vive surexcitation fiévreuse bouillait dans ses veines,