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se considéraient avec des visages durs ; puis Mylord repartait en souriant tout seul.

Deux fois seulement, je dus m’abaisser à cette ingrate nécessité de jouer le rôle d’espion. Elles me suffirent à vérifier le but que poursuivait Mylord dans ses flâneries et l’origine secrète de son plaisir. C’était donc là sa maîtresse ; la haine, et non l’amour, lui donnait ce teint florissant. Des moralistes auraient peut-être été soulagés par une telle découverte ; j’avoue qu’elle m’inquiéta. Je trouvai cette situation des deux frères non seulement odieuse en elle-même, mais grosse de dangers possibles pour l’avenir ; et je pris l’habitude, pour autant que mes occupations le permettaient, d’aller, par un chemin plus court, assister secrètement à leur entrevue. Un jour que j’arrivais un peu tard, après avoir été empêché presque une semaine, je fus frappé de constater qu’il y avait du nouveau. Je dois dire qu’un banc s’adossait à la maison du Maître, où les clients pouvaient s’asseoir afin de parlementer avec le boutiquier ; sur ce banc, je trouvai Mylord assis, les bras croisés sur sa canne, et promenant sur la baie un regard satisfait. À moins de trois pieds de lui, le Maître était assis à coudre. Aucun des deux ne parlait ; et, dans cette nouvelle position, Mylord ne jetait même pas un coup d’œil sur son ennemi. Il se délectait de son voisinage, il faut croire, plus directement par cette proximité de leurs personnes ; et, sans aucun doute, il buvait à longs traits jouisseurs à la coupe de la haine.

Il ne se fut pas plus tôt éloigné que je le rattrapai sans me dissimuler davantage.

– Mylord, Mylord, dis-je, ceci n’est pas une manière d’agir.

– Je m’en engraisse, répliqua-t-il ; et non seulement ses mots, qui étaient déjà fort singuliers, mais l’expression de sa physionomie, me choquèrent.

– Je vous mets en garde, Mylord, contre ce laisser-aller aux mauvais sentiments, dis-je. Je ne sais si le péril est plus grand pour l’âme ou pour la raison ; mais vous prenez le chemin de les tuer toutes les deux.