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mais Mr. Henry, lorsqu’il n’arrivait pas à écarter le souci par un effort mental, devait sur-le-champ et à tout prix en abolir la cause. Il imitait tour à tour l’autruche et le taureau. C’est à cette excessive lâcheté devant la douleur que je dois attribuer toutes les démarches outrancières et malheureuses de son existence ultérieure. C’est pour cette raison, à coup sûr, qu’il battit Mac Manus, le groom, chose tellement étrangère à sa manière d’agir antécédente, et qui provoqua tant de commentaires à l’époque. C’est encore à cette raison que j’attribue la perte totale de près de deux cents livres, dont la moitié eût été sauvée, si son impatience m’eût laissé faire. Mais il préférait une perte ou n’importe quel moyen désespéré, à la souffrance mentale prolongée.

Cette digression m’a entraîné bien loin de notre inquiétude immédiate : se rappelait-il, ou avait-il oublié son dernier geste tragique ; et s’il se le rappelait, sous quel jour le voyait-il ? La vérité nous apparut soudain, et ce fut là une des plus grandes surprises de ma vie. Il était sorti plusieurs fois, et commençait à se promener à mon bras ; il advint un jour que je me trouvai seul avec lui sur la terrasse. Il se tourna vers moi avec un sourire singulièrement furtif, comme en ont les écoliers pris en faute ; et il me dit, tout bas, et sans le moindre préambule :

– Où l’avez-vous enterré ?

Il me fut impossible de répondre un mot.

– Où l’avez-vous enterré ? reprit-il. Je veux voir sa tombe.

Je compris que mieux valait prendre le taureau par les cornes.

– Mr. Henry, dis-je, j’ai à vous annoncer une nouvelle qui vous réjouira beaucoup. Selon toute vraisemblance, vos mains sont pures de sang. Je raisonne d’après certains indices ; et ils semblent démontrer que votre frère n’était pas mort, mais évanoui, et qu’il fut transporté à bord du lougre. Présentement, il doit être tout à fait rétabli.

Son visage me demeura indéchiffrable.