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sionné de voir son frère parti, il n’aurait jamais enfreint de la sorte ses propres sentiments et les traditions de sa race. Même ainsi, il leur vendit cher son acceptation. Il parla pour une fois sans détours, et fit voir la honteuse affaire sous son véritable jour.

– Vous remarquerez, dit-il, que c’est une injustice envers mon fils, si j’en ai jamais un.

– Mais il est peu probable que vous en ayez un, dit Mylord.

– Dieu le sait ! dit Mr. Henry. Et considérant la position cruellement fausse dans laquelle je me trouve vis-à-vis de mon frère, et aussi que vous, Mylord, êtes mon père, et avez le droit de me condamner, je signerai ce papier. Mais je dirai d’abord une chose : on m’y contraint d’une manière peu généreuse ; et ensuite, Mylord, quand vous serez tenté de comparer vos deux fils, je vous prie de vous rappeler ce que j’ai fait et ce que lui a fait. Les actes sont la vraie pierre de touche.

Mylord était l’homme le plus mal à l’aise que j’aie vu. Sa vieille face trouva moyen de s’empourprer.

– Le moment, je crois, n’est pas très bien choisi pour vous plaindre, Henry, dit-il. Cela diminue le mérite de votre générosité.

– Ne vous y trompez pas, Mylord, dit Mr. Henry. Ce n’est point par générosité envers lui que je commets cette injustice, c’est pour vous obéir.

– Devant des étrangers… commença Mylord, encore plus mal inspiré.

– Il n’y a ici que Mackellar, dit Mr. Henry, et il est mon ami. D’ailleurs, Mylord, comme Mackellar est le témoin fréquent de vos blâmes, il ne serait pas juste que je l’empêche d’ouïr une chose aussi rare que ma défense.

Pour un peu, Mylord serait revenu sur sa décision ; mais le Maître veillait.

– Ah ! Henry, Henry ! dit-il, c’est encore vous qui êtes le meilleur de nous tous. Rude, mais franc ! Ah ! mon ami, je voudrais avoir votre bonté.

À cette nouvelle preuve de la générosité de son favori, l’hésitation de Mylord cessa, et l’acte fut signé.

Dans le plus bref délai possible, la terre d’Ochterhall fut vendue bien au-dessous de sa valeur, et l’argent remis à notre sangsue, qui l’expédia en France par ses moyens privés. Ou du moins, il nous le fit croire, et j’ai soupçonné depuis qu’il n’alla pas aussi loin. Les manigances de l’homme avaient donc abouti heureusement, et ses poches, une fois de plus, regorgeaient de notre or ; mais nous attendions toujours la récompense de nos sacrifices, et le visiteur s’attardait à Durrisdeer. Était-ce par malignité, ou parce que le temps n’était pas encore venu pour lui de gagner les Indes, ou parce qu’il avait un espoir de réussite auprès de Mme Henry, ou bien par ordre du gouvernement, qui peut le dire ? Mais bref, il s’attarda, et durant des semaines.

J’ai dit, vous l’avez remarqué : par ordre du gouvernement ; car ce fut vers cette époque que le déshonorant secret de cet homme transpira au-dehors.

Ce qui me donna l’éveil fut le propos d’un tenancier, commentant le séjour du Maître, et surtout ma sécurité ; car ce tenancier était de sympathies jacobites, et avait perdu un fils à Culloden, ce qui aiguisait sa critique.

– Il y a un détail que je ne puis m’empêcher de trouver bizarre, me dit-il ; c’est le fait de son arrivée à Cockermouth.

– À Cockermouth ? dis-je, me rappelant alors ma surprise de voir l’homme débarquer en un tel point de vue, après un si long voyage.

– Eh bien oui, dit le tenancier, c’est là qu’il fut recueilli par le capitaine Crail. Vous vous figuriez qu’il était venu de France par mer ? Nous aussi.

Je retournai dans ma tête cette nouvelle, que j’allai communiquer à Mr. Henry.

– Voici un détail curieux, dis-je. Et je lui contai la chose.

– Qu’importe la façon dont il est venu, Mackellar, aussi longtemps qu’il est ici ? répliqua tristement Mr. Henry.

– Non, non, dis-je, pensez-y mieux. Cela ne sent-il