Page:Stevenson - Le Maître de Ballantrae, 1989.djvu/101

Cette page n’a pas encore été corrigée

fut pas longue. Jusqu’à cette heure, le Maître avait joué très serré avec Mme Henry. Il évitait délibérément de rester seul avec elle, ce que je pris d’abord pour un respect des convenances, mais ce que j’attribue aujourd’hui à une habileté plus insidieuse ; il ne la voyait pour ainsi dire qu’au moment des repas, et se comportait alors en frère affectionné. Jusqu’à cette heure, on peut dire, qu’il ne s’était pas directement interposé entre Mr. Henry et sa femme ; il s’était contenté de soustraire à l’un les bonnes grâces de l’autre. Or, tout ceci allait changer ; mais fut-ce par vengeance réelle, ou parce qu’il était las de Durrisdeer, et cherchait une distraction, le diable seul peut le dire.

Dès cette heure, en tout cas, il entreprit le siège de Mme Henry. Les opérations furent menées si habilement qu’elle-même s’en aperçut à peine, et que son mari dut y assister en silence. La première tranchée fut ouverte (semble-t-il) par accident. La conversation tomba, une fois de plus, sur les exilés de France ; puis elle dévia sur ce qu’ils chantaient.

– Voici une de leurs chansons, dit le Maître, si cela vous intéresse, qui m’a toujours paru très émouvante. Les vers en sont mauvais ; et cependant, peut-être à cause de ma situation, ils me sont toujours allés au cœur. Celle qui chante, je dois vous le dire, est supposée être la fiancée d’un exilé ; et les paroles expriment moins ses vraies pensées à elle que ce que lui espère d’elle, en ces terres lointaines – (et ici le Maître soupira). – Je vous assure que c’est un spectacle poignant, de voir une vingtaine de grossiers Irlandais, tous simples soldats, entonner cette chanson ; et l’on peut se rendre compte, à voir couler leurs larmes, à quel point elle les émeut. Elle commence ainsi, père – (dit-il, en prenant fort habilement Mylord pour auditeur), – et si je ne puis aller jusqu’au bout, vous songerez que c’est un cas ordinaire chez nous autres exilés.

Et alors il chanta cet air que j’avais entendu siffler par le colonel ; mais cette fois avec les paroles, frustes en effet, mais exprimant avec d’autant plus de force les