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choix… Va donc pour la petite rade du Nord !… Tu me dirais d’aller droit au quai des Pendus, il le faudrait bien, nom d’un tonnerre !… »

C’était faire de nécessité vertu et prendre la chose du bon côté. Le traité fut conclu sur l’heure. En trois minutes, sur les indications de Hands, j’avais mis l’Hispaniola en bonne route, et nous voguions tranquillement le long de la côte, avec vent arrière ; je pouvais espérer de doubler la pointe nord avant midi, de descendre au niveau de la petite rade avant la marée haute, et là, d’échouer le schooner en toute sûreté sur une plage de sable, pour attendre que le jusant le laissât à sec et nous permit de prendre terre.

Quand je vis tout en règle, j’attachai la barre du gouvernail avec un bout de corde et je descendis fouiller dans ma malle, où je pris un foulard de soie qui me venait de ma mère. Je le rapportai au blessé, que j’aidai de mon mieux à panser la large plaie béante qu’il avait à la cuisse ; puis je lui donnai à manger et il but encore une ou deux gorgées d’eau-de-vie. Le résultat fut une amélioration évidente dans son état : il se redressa, se mit à parler plus clairement et plus fort et devint de toute manière un autre homme.

La brise nous favorisait à souhait. Le schooner filait devant elle comme un oiseau ; je voyais fuir la côte à notre droite et le paysage se modifier de minute en minute. Nous eûmes bientôt dépassé les hautes terres, et nous commençâmes de longer un rivage bas et sablonneux, parsemé de sapins nains ; puis nous le laissâmes derrière nous pour doubler la pointe qui termine l’île vers le Nord.

Tout compte fait, j’étais enchanté de moi-même et de ma nouvelle dignité, mis en belle humeur par le beau temps, le soleil et le panorama changeant de la côte. J’avais de l’eau à discrétion, autant de bonnes choses à manger que je pouvais en désirer ; ma conscience, qui m’avait assez durement reproché ma désertion, était maintenant apaisée par la merveilleuse conquête qui en résultait. Mon bonheur aurait été complet, n’eussent été les yeux du second maître, qui me suivaient sur le pont avec une expression que je trouvais ironique, et aussi l’étrange sourire qui s’ébauchait par instant sur ses lèvres. Oui, je ne me trompais pas : il y avait, dans ce sourire, de la souffrance et de la faiblesse, comme dans celui d’un vieillard malade ; mais il y avait aussi un grain de dérision et peut-être de perfidie, quand il croyait que, tout entier à mon ouvrage, je ne le voyais pas m’observer en dessous.