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me donner la chasse. Mais finalement elle tomba droit contre le vent et, s’arrêtant court, elle resta un instant comme indécise, ses voiles battant les mâts.

« Les brutes ! me dis-je. Je gage qu’ils sont encore ivres-morts !… »

Et je me représentai comme le capitaine Smollett les aurait fait danser, en pareil cas.

Cependant, le schooner avait graduellement tourné sur lui-même et repris le vent ; ses voiles s’étant de nouveau gonflées, il vogua assez vite pendant deux ou trois minutes, puis s’arrêta court, comme la première fois. Cela se répéta à plusieurs reprises. Allant et venant, ici, de là, au Nord, au Sud, à l’Est, à l’Ouest, l’Hispaniola errait à l’aventure, et chaque mouvement se terminait de la même manière, les voiles retombant contre le mât. Il devint certain pour moi que personne ne tenait la barre. Et s’il en était ainsi, où se trouvaient donc les hommes ? Ou ils étaient ivres à ne plus avoir conscience de ce qui se passait, ou ils avaient abandonné le navire.

« Si je pouvais seulement l’aborder, me dis-je, peut-être arriverais-je à le ramener à son capitaine ! »

Le courant entraînait le schooner et la pirogue dans la même direction. Quand aux voiles du schooner, elles agissaient d’une façon si désordonnée et si intermittente, et à chaque temps d’arrêt le navire restait si indécis, qu’il ne gagnait assurément pas sur moi, si même il ne perdait pas. Si seulement j’osais m’asseoir pour pagayer, je me sentais sûr de le rejoindre. Le projet avait un air d’aventure qui me plut, et le souvenir du tonneau d’eau fraîche près de la porte du salon redoubla mon courage.

Je me relevai et je reçus immédiatement comme salut un nuage d’embruns en pleine figure. Mais cette fois, je ne cédai pas, et je me mis à pagayer de toute ma force vers l’Hispaniola. Une fois, un si gros paquet d’eau inonda mon embarcation, que je dus m’arrêter pour la vider, le cœur battant comme un oiseau en cage. Mais, par degrés, je me pénétrai de l’esprit de la chose et je finis par guider assez convenablement ma pirogue parmi les vagues, non sans recevoir de temps en temps un coup sur mon avant ou une gerbe d’écume sur la face. Peu m’importait, car j’avançais maintenant et je gagnais visiblement sur le schooner. Bientôt je vis étinceler les cuivres du gouvernail, comme il battait sur l’arrière. Et toujours personne sur le pont !… J’étais bien obligé de me dire qu’on avait déserté le navire. En tout cas, si les hommes s’y trouvaient encore, ils devaient être ivres dans le salon, et alors il serait peut-être possible de les y enfermer et de faire du schooner ce que je jugerais à propos.

Pendant assez longtemps, il était resté dans la pire position pos-