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LETTRE XIII

Salzbourg, 18 mai 1809.


La mélodie, c’est-à-dire cette succession agréable de tons analogues qui émeuvent doucement l’oreille, sans jamais lui déplaire ; la mélodie, par exemple l’air

Signora contessina[1].

chanté par madame Barilli dans le Matrimonio segreto, est le moyen principal de
  1. Je parle si souvent du Matrimonio segreto, qui est le chef-d’œuvre de Cimarosa, et que je regarde comme très connu à Paris, que l’on me conseille de nicher dans quelque coin un petit extrait de la pièce pour les amateurs de musique qui n’habitent pas Paris.
    Geronimo, un marchand de Venise très riche et un peu sourd, avait deux filles, Caroline et Élisette. L’aimable Caroline venait de consentir à épouser secrètement Paolino, le premier commis de son père (a) ; mais celui-ci avait la manie de la noblesse, et ils étaient fort embarrassés pour lui déclarer leur mariage. Paolino, qui cherchait toutes les occasions de lui faire sa cour, avait arrangé celui d’Élisette, sa fille aînée avec le comte Robinson : Geronimo est charmé de s’allier à un homme titré, et de voir sa fille devenir comtesse (b). Le comte arrive, on le présente à la famille (c) : les grâces de Caroline lui font changer de dessein (d) ; il déclare à Paolino, l’amant de Caroline, qu’il va la demander pour épouse au lieu d’Élisette et que, pour faire consentir le vieux marchand à ce troc assez simple dans un mariage de convenance il se contentera d’une dot de cinquante mille écus au lieu de cent mille qui ont été promis (e). Élisette très piquée de la froideur du comte et qui le surprend baisant la main de Caroline, le dénonce à Fidalma, sœur du vieux marchand (f), qui, de son côté pense que sa grande fortune la rend un parti très sortable pour Paolino. Geronimo, qui est sourd n’entend pas bien la proposition du comte et les plaintes d’Élisette(g), et entre dans un accès de colère qui fait le finale du premier acte (h).
    Au second, dispute entre le comte et Geronimo : c’est le fameux duo Se fiato in corpo avete. Désespoir de Caroline qu’on veut mettre au couvent ; proposition de Fidalma à Paolino (i) ; jalousie de Caroline, air superbe chanté par elle et supprimé à Paris ; elle pardonne à Paolino, qui lui expose les mesures qu’il a prises pour leur secret départ ; c’est l’air à prétention de la pièce : Pria che spunti in ciel l’aurora.
    Le comte et Élisette se rencontrent en venant prendre des flambeaux au salon pour rentrer se coucher dans leurs appartements. Le comte lui déclare qu’il ne peut l’épouser (j). Il est près de minuit, la tremblante Caroline paraît avec son amant ; comme ils traversent le salon pour prendre la fuite, ils entendent encore quelque bruit dans la maison, et Paolino rentre avec sa femme dans la chambre de celle-ci. Élisette, que la jalousie tient éveillée, entend parler distinctement dans cette chambre, croit que c’est le comte, appelle son père (k) et sa tante, qui s’étaient déjà retirés chez eux. On frappe à la porte de Caroline ; elle en sort avec son amant : tout se découvre, et sur les instances du comte, qui chante au père le bel air Ascoltate un uom del mondo, et qui, pour obtenir la grâce de Caroline, consent à épouser Élisette, celui-ci pardonne aux amants.
    Cette pièce est originairement du fameux acteur Garrick. En anglais, le caractère de la sœur est atroce, et tout le drame est sombre et triste ; la pièce italienne est, au contraire, une jolie petite comédie, très bien coupée par la musique.
    (a) La pièce commence par deux duos pleins de tendresse, qui nous intéressent sur-le-champ aux amants, et qui font l’exposition. Cara ! Cara ! est le commencement du premier duo. Les premières paroles du second sont : Io li lascio, perche uniti.
    (b) Il chante ce bel air de basse-taille, le Orecchie spalancate, où se trouve la réunion singulière du ridicule le plus vrai et d’une onction touchante. On rit de Geronimo, mais on l’aime, et le sentiment de l’odieux est éloigné de l’âme du spectateur pour tout le reste de la pièce.
    (c) Il chante, en entrant, l’air Senza far cerimonie.
    (d) Il cor m’a ingannato ; et ensuite beau quatuor peignant les passions les plus profondes sans mélange de tristesse. C’est un des morceaux qui marquent le mieux la différence des routes suivies par Cimarosa et par Mozart. Qu’on se figure ce dernier traitant le sujet de ce quatuor.
    (e) Duo touchant que Paolino commence par cette belle phrase : Deh signor !
    (f) Air : Io voglio susurrar la casa e la città.
    (g) Air : Voi credete che gli sposi faccian come i sigisbei.
    (h) On ne trouve jamais, dans Mozart, de ces sortes de morceaux, chefs-d’œuvre de verve et de gaieté mais aussi un air tel que Dove sono i bei momenti, dans la bouche de Caroline, peindrait sa situation d’une manière plus touchante.
    (i) Air : Ma con un marito via megllo si stà.
    (j) Très-joli air de Farinelli : Signorina, io non v’ amo.
    (k) Air : Il conte sta chiuso con mia sorellina.